Concilium

Thierry-Marie Courau OP

« L’écoute, chemin du salut et métanoïa de l’Église »


Concilium 2018-4. Kirche der Zukunft
Concilium 2018-4. The Church of the Future
Concilium 2018-4. La Iglesia del futuro
Concilium 2018-4. L’Église du futur
Concilium 2018-4. La Chiesa del futuro
Concilium 2018-4. A Igreja do Futuro

Thierry-Marie Courau OP, Stefanie Knauss et Enrico Galavotti

Introduction

Penser l’Église du futur demande de penser sa mission. « Tout renouvellement dans l’Église doit avoir pour but la mission, afin de ne pas tomber dans le risque d’une Église centrée sur elle-même1. » Celle-là, comme continuation de l’œuvre du Christ, est de rendre le salut accessible à tous, et donc de se rendre accessible à tous. Aujourd’hui, l’Église et son discours apparaissent de plus en plus étrangers et étranges à beaucoup, surtout dans les pays occidentaux sécularisés ou dans les contrées où les chrétiens sont minoritaires. Même dans les régions encore chrétiennes, rares sont ceux qui sont capables de donner une acception au terme « salut » qui leur paraisse acceptable. Nous vivons une époque où il est difficile de penser en christianisme « le paradis et l’enfer », l’au-delà, mais aussi le sacrifice, la rédemption, le rachat, l’expiation, la résurrection, voire même le pardon et la réconciliation. Le salut semble être une idée éloignée de toute réalité contemporaine, remisée aux oubliettes. Dès lors, la recherche d’une guérison des personnes et des sociétés ou d’un mieux-être devient l’enjeu principal, y compris religieux. Si le mot salut permet au cours des liturgies d’offrir un vocabulaire commun afin de vivre du mystère pascal qui crée la communauté, son contenu reste peu intelligible. La perspective du salut du monde survit mais désincarnée, sans impact dans la vie concrète des personnes. Pourtant, sans projet de salut compréhensible et adéquat aux réalités des communautés contemporaines, il n’y a pas d’Église.

Envisager l’Église du futur demande donc de réinterroger son approche de ce qui la fonde pour être ce qu’elle doit être et assurer sa mission : celle d’ouvrir les portes de l’« être juste et bien » à tous. Ceci l’engage dans un renouvellement de la vie pastorale, de la prédication, de la mission, de l’engagement pour la justice. Le salut donné en Christ qu’elle annonce, toujours disponible, doit être crédible et efficient dans la vie des personnes et des groupes, de tous. Des chemins et des méthodes qui les conduisent dès maintenant à la vie du Royaume doivent être ouverts dans le concret du monde actuel, comme le Christ l’annonce. « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche (Mc 1,1) ». Ceci met l’Église en situation de metanoïa, de conversion (Mt 3,2) et passe par un travail théologique et pastoral sérieux pour être compris par les pasteurs. Le salut pourra alors être offert et expliqué à nos contemporains comme une réalité à laquelle ils peuvent avoir accès et qui vient transformer leur quotidien pour les conduire peu à peu vers la vie bonne, au sein même de la diversité plurielle qu’ils constituent.

Les cris du monde à l’origine du salut


Comment envisager le salut si ce n’est d’abord en passant par ceux qui ne vivent que dans cette perspective, par ceux qui « n’ayant pas d’autre serviteur qu’eux-mêmes (Henri-Dominique Lacordaire) » sont dans l’attente inavouée, le désir inexprimable qu’un autre les libère, les sauve, les trouve, les serve. Les vrais pauvres sont ceux qui gémissent pour survivre, même si c’est silencieusement, même si leur pauvreté n’est pas matérielle. Les vrais pauvres sont creusés par leur cri, par leur plainte, dans l’attente d’une vie nouvelle. « Le fait d’être pauvre ne peut se résumer en un seul mot : c’est un cri qui traverse les cieux et rejoint Dieu. Qu’exprime le cri du pauvre, sinon la souffrance et la solitude, sa déception et son espérance2 ? » Souvent ; le plus souvent ; ils font l’expérience qu’autour d’eux nul ne les entend, ni ne les voit. Ils n’existent pas pour la société. Ils sont en dehors du réseau relationnel que les groupes dominants ont construit. La foi juive et la foi chrétienne attestent pourtant que Dieu entend les gémissements des pauvres. Les entendant, il les voit pris au piège et il agit. Les exemples abondent dans la première Alliance d’un Dieu qui intervient pour les libérer, à commencer par la libération des hébreux en Egypte. « Déployant la force de son bras, il libère des superbes (Lc 1,51). » Sa puissance de vie dès lors les habite. C’est ainsi que le peuple de Dieu, que ses peuples, sont ceux qui se reconnaissent comme étant libérés par la force de la parole agissante, de l’acte parlant de Dieu3. « Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous (Lc 6,20). » Le Verbe de Dieu entre dans l’humanité par les pauvres, grâce à eux. Il trouve en Marie, récipiendaire ultime d’une lignée de criants, de pauvres (anawim) en Dieu, attendant la libération d’Israël, l’espace capable de le recevoir. Jésus est la réponse du Père au cri. Dieu se fait lui-même un suppliant parmi les hommes, renonçant à la majesté de sa divinité, pour apprendre des hommes et avec eux à passer par la mort avec sa puissance de vie, entraînant avec lui dans la vie tous ceux qui le suivent. Par Jésus, par lui-même en son humanité, Dieu voit, entend, connaît le monde des pauvres, et les conduit à la vie bonne. Son projet de salut pour l’humanité souffrante passe par eux.

Passer par les cris et les yeux des pauvres se dévoile alors comme une nécessité pour l’Église afin d’être du Christ. Ce choix de comportement demande de se tenir dans l’attitude de l’écoute, de l’obéissance. Ce terme souvent malheureusement dévoyé en soumission doit être compris selon le grec du Nouveau Testament qui exprime la mise à l’écoute. Se mettre sous celui qui parle. L’Église, en comprenant qu’elle ne devient elle-même qu’en obéissant à Dieu, est appelée à se laisser renouveler en découvrant toujours plus que cela signifie qu’elle doit obéir aux vrais pauvres. En d’autres termes, elle doit se mettre à leurs pieds (Jn 13,14-17), voir et comprendre avec leurs pieds et leurs bras, discerner à partir de leur sensibilité, de leur culture. Le pape François ouvre la voie pour l’Église d’un nouveau modèle enraciné dans la route des pauvres qui sont des sujets complets4.
Si aux yeux du monde, ils ont peu de valeur, ce sont eux qui nous ouvrent le chemin du ciel, ils sont nos « passeports pour le paradis ». Pour nous c’est un devoir évangélique de prendre soin d’eux, qui sont notre véritable richesse, et de le faire non seulement en donnant du pain, mais aussi en rompant avec eux le pain de la Parole, dont ils sont les destinataires les plus naturels5.

Ceci n’est pas d’un autre ordre que la liturgie du salut que l’Église célèbre quotidiennement dans sa prière, où elle se dépose dans l’écoute de Dieu et des hommes afin vivre de l’œuvre du salut accomplie par le Christ. Pourtant, il est aisé de constater que cette dimension de l’écoute apparaît secondaire, voire oubliée par les chrétiens. Ou alors mal comprise, réduite à une méthode d’accompagnement psychologique ou spirituel, voire à une meilleure efficacité pastorale.

Le mot « écoute » n’appartient pas au vocabulaire théologique habituel, tout comme celui de dialogue qui ne s’établit comme tel qu’à partir de cette disposition du cœur et de l’intelligence. Cette absence en théologie contemporaine n’est pas sans écho avec la disparition de la signification du mot salut. Si l’histoire de la libération des hébreux commence par l’écoute de leurs gémissements par Dieu, celui-ci, à son tour, demande à son peuple de l’écouter, s’il veut la vie. Shema, Israël ! (Dt 6,4). Sans écoute pas de salut. Sans écoute des cris du monde, sans écoute de l’Ecriture et des plus pauvres, sans écoute de ceux qui forment l’Église dans la pluralité des cultures et des histoires personnelles et collectives, sans écoute de ceux abîmés par les pratiques et les discours de ses membres, sans écoute des femmes, sans écoute des Eglises sœurs, sans écoute des traditions religieuses du monde, sans écoute des sociétés, sans écoute de la nature, l’Église ne peut correspondre à l’annonce du salut en Dieu Trinité par son Christ, dont elle reçoit sa vie et sa mission.

La non-écoute, destruction de la vie relationnelle


S’il est légitime d’un point de vue théologique de mettre en valeur la dimension de l’écoute dans l’œuvre du salut, c’est aussi parce que le péché trouve son origine dans la non-écoute6. Le processus par lequel le péché se déploie s’enracine dans une mauvaise attention, dans une simili écoute, partielle, blessée par l’ambition de réussir par soi-même. Il nous est raconté dans le symbole mythique de la chute d’Adam et Ève du livre de la Genèse (2-3) à partir duquel Augustin élabore le symbole rationnel du péché d’origine7. Ne compter que sur sa propre capacité à entendre, se fermer les oreilles, composer un mensonge à partir de deux vérités, se laisser séduire par les mensonges, faire taire ceux qui disent le vrai. Tous ces actes témoignent de la plus grande tentation de l’homme : se laisser entraîner par ses appétits de domination plutôt que d’écouter les cris des opprimés et d’agir avec eux pour constituer une communauté joyeuse de frères. Dans les sociétés modernes internationales, l’argent est devenu l’idole à laquelle il faut se soumettre pour voir ses appétits exaucés. Il est le support d’un système qui laisse s’exprimer la jouissance sans limites d’un groupe, allant jusqu’à humilier volontairement les plus faibles ou maîtriser la parole qui cherche à rendre compte de la vérité. L’Évangile, déjà, regorge d’exemples dans les paraboles offertes par Jésus – le fils aîné du père prodigue, le pharisien et le publicain, etc., mais aussi dans la description de ceux qui cherchent à le piéger pour se débarrasser de lui – les accusateurs de la femme adultère, les sadducéens, etc.

Dans le monde contemporain structuré par les techniques et les sciences, la répétition des crises sociétales provient d’abord d’une omni-présence des jeux de contrôle du pouvoir que suscite en particulier un argent devenu tentaculaire, pervers et immaîtrisable par les gouvernements qui se veulent réellement démocratiques. Ceux-ci demandent l’établissement de relations de confiance entre citoyens et gouvernants, fondés dans l’écoute et le dialogue. L’accent mis sur l’argent manifeste l’absence de confiance dans les relations8. La confiance en l’avenir est liée au montant accumulé de biens, et non plus dans la qualité des relations (Lc 12, 13-21). Un tel riche s’isole, ne voit plus le pauvre. La confiance entre les humains se détruit peu à peu en étant remplacée par une série continue de mensonges sur le réel, par un aveuglement dénué de toute culpabilité.

Dans la période actuelle, ceci affecte toute notre planète. D’innombrables richesses semblent disponibles, accessibles aux plus rapides et aux plus déterminés. Comme les nouveaux mondes découverts par les Européens au cours du dernier millénaire, le risque est aujourd’hui de s’asservir soi-même comme cela le fût avec le trafic de l’or et des esclaves, avec la soumission au jeu de la seule raison, avec l’industrialisation, avec la puissance de l’atome, etc. Qui dit accumulation de biens, dit protection, puis exclusion et rejet. La soumission à Mammon mène à la confusion, à la violence, à la division, à la destruction et à la mort. Pour Jésus, le riche qui n’entend pas et ne voit pas par le pauvre qui est à sa porte s’exclut lui-même d’une partie de son humanité, donc de sa vie. Et ceci est définitif. Il génère une absence de justice et il perd son être (Lc 16, 19-30). Quant au pauvre, Dieu voit et entend son gémissement. Il sera restauré aux yeux de tous dans son être qu’il n’a jamais perdu. Cette leçon doit dicter le juste futur à envisager (Mt 6, 24).

La metanoïa de l’Église : toujours re-choisir l’écoute-action


L’Église, qui doit aimer ce monde comme Dieu l’aime et veut en prendre soin, ne peut pas faire moins que d’être toujours plus consciente des jeux pervers dans lesquels elle-même peut se faire piéger. Elle doit re-choisir sans cesse de se tenir auprès des hommes sur le chemin qui les mène au salut. Ceci est sa metanoïa, toujours à reprendre. Ce terme de l’Évangile exprime le besoin de renouveler constamment sa façon de voir sous la mouvance de l’Esprit.

Il faut donc non seulement renouveler l’ancien, mais permettre que l’Esprit Saint crée le nouveau. Pas nous : l’Esprit Saint. Faire de la place à l’Esprit Saint, permettre que l’Esprit Saint crée le nouveau, fasse toutes choses nouvelles (cf. Ps 104, 30 ; Mt 9, 17 ; 2 P 3, 13 ; Ap 21, 5). Il est le protagoniste de la mission : c’est lui le « chef de bureau » des Œuvres pontificales missionnaires. C’est lui, pas nous. N’ayez pas peur des nouveautés qui viennent du Seigneur crucifié et ressuscité : ces nouveautés sont belles9.

L’Église doit sans cesse ré-ajuster sa compréhension de la vie du monde, car le monde change. Aujourd’hui, de plus en plus vite. Elle ne peut le faire qu’en se tenant, comme Dieu, à son écoute. Dieu à l’écoute, c’est Dieu à hauteur du monde et de l’homme souffrant. Pour Jésus, cela se réalise jusque sur la croix avec le larron qui demande le salut. L’écoute fait changer la façon de voir, elle convertit. Quand l’Église choisit d’écouter les vrais pauvres, elle se convertit à Dieu. Non seulement, elle s’investit pour soulager et réparer les situations réelles de pauvreté (esclavages, migrants, sans domicile, femmes, etc.), mais elle met aussi en œuvre la sagesse reçue du Christ en vue de réduire les structures de péché qui génèrent misère, indignité et mort relationnelle. D’où la doctrine sociale qu’elle promeut et ses engagements concrets pour la justice sur le terrain. Elle devient prophétique en se laissant travailler par la parole de vérité qui sanctifie et vient faire œuvre critique et herméneutique de la vie même de l’Église afin qu’elle corresponde mieux à ce que Dieu veut qu’elle soit aujourd’hui pour l’humanité. Cela engendre des déplacements de paradigmes – et pas seulement des rappels de voies erronées, parce qu’elle permet de voir autrement, au-delà de l’habituel. Ce dynamisme met l’Église en situation d’aggiornamento permanent, pour reprendre le terme donné par Jean XXIII pour le Concile et mis en œuvre par Paul VI. En d’autres termes, son renouvellement ne peut venir qu’en passant par la pauvreté et la charité10, dans la foi. Pour Jésus, travailler aux œuvres du Père, c’est croire en Celui qu’il a envoyé (Jn 6, 29). L’Esprit agit et met en marche un peuple se tenant à l’écoute pour pérégriner dans la foi. Il devient ainsi un peuple prophétique, où se dévoilent les façons nouvelles que prennent l’amour, la présence, l’action, la volonté de Dieu pour son œuvre de salut.

Ecouter n’est pas si facile pour l’Église dans sa dimension institutionalisée, car elle est une autorité aux yeux de beaucoup. Et comme tout pouvoir elle est soumise à la tentation de dominer plutôt que de servir, de s’enfermer sur elle-même pour se protéger plutôt que de faire la vérité. Le récent exemple du désastre moral de l’Église du Chili et de sa hiérarchie mis en évidence par le pape François montre comment une Église nationale contemporaine peut mettre en danger l’annonce du salut par refus d’écoute. Hiérarchies et curies, en particulier romaines mais pas seulement, peuvent ainsi se laisser être des contre exemples d’une disponibilité à l’écoute authentique des appels du monde et de l’Esprit. Deux modèles en ce mois d’octobre 2018 peuvent encourager l’Église à prendre résolument le chemin de l’apprentissage de l’écoute. Le pape François canonise Paul VI, décédé en la fête de la Transfiguration, le 6 août 1964, et Oscar Romero, l’archevêque de San Salvador assassiné au cours d’une homélie, le 24 mars 1980. En les proposant au culte populaire, le pontife romain associe celui qui a mis en valeur, tout au long de sa carrière ecclésiastique et de son pontificat, la nécessité du dialogue de l’Église avec le monde, à celui qui s’est découvert le défenseur des plus pauvres dont la voix et la vie étaient écrasées par les puissants. Pour l’un comme pour l’autre, leur parole vise directement la question du salut et sa structure relationnelle. Paul VI envisage l’histoire du salut comme « dialogue du salut (ES) ». Cela demande d’entrer dans une écoute qui n’est rien de moins qu’une vie avec les plus pauvres. « Il faut partager les usages communs, pourvu qu’ils soient humains et honnêtes, spécialement ceux des plus petits, si on veut être écouté et compris. Il faut, avant même de parler, écouter la voix et plus encore le cœur de l’homme ; le comprendre (ES 90). » Romero l’a réalisé jusque dans sa mort.

L’écoute authentique engage l’écoutant. Elle ne sait pas être passive. Elle est une action. Être disciple, être frère, sœur, mère du Christ, demande d’« écouter et de mettre en pratique », sa parole et son action (Lc 8, 21). Active – ne serait-ce que dans sa mobilisation et son attention à autrui qui parle, elle porte de plus à choisir de décider d’aimer et d’agir pour la justice quoiqu’il en coûte. L’écoute devenant action constitue le juste être au monde de l’Église11. Nous choisissons de créer ce terme d’ « écoute-action » pour souligner cette double facette de l’œuvre du salut à laquelle elle participe. Fondamentalement écoute du Christ maître, l’Église est, à cause même de cela, écoute de toute réalité avec laquelle elle entre en rapport. Le Christ se tient à l’écoute du Père. Dieu se tient à l’écoute du monde. Il entend les cris du peuple, les cris des pauvres, et il agit. Il sauve. Le Christ est le Logos fait chair. Le mot grec logos vient du verbe legein qui signifie en particulier cueillir, rassembler, avant même de désigner l’acte de parler. Recueillir les cris du monde est par excellence l’activité du logos divin. En Dieu, le Verbe est l’écoute du monde. Le Christ par toute sa vie et sa mort montre comment il est à la fois l’écoute du Père et l’écoute du monde, en Dieu et dans l’humanité. Il se laisse traverser (dia-) par les paroles (logoi) des hommes : dia-logoï. Celles-ci agissent sur lui et lui révèlent toujours plus la profondeur et la largeur de sa mission (rencontre de la Cananéenne, Mt 15, 21-28). Sa résurrection manifeste sa disposition à recevoir la totalité de la vie du Père par son obéissance même, par le dépôt même de sa vie dans les mains des hommes et dans les mains du Père. Son obéissance salvatrice est la remise totale de lui-même dans l’écoute qui s’accomplit en œuvre de justice. L’Église qui continue l’œuvre du Christ dans le monde ne peut être et agir différemment de lui. Elle se doit d’adopter l’attitude christique d’obéissance au Père, d’écoute du Père en se laissant creuser l’oreille par les plus pauvres. C’est ainsi qu’elle prend corps.

Aujourd’hui, l’écoute qui doit conduire à rendre justice est requise pour l’Église pour au moins quatre lieux de pauvreté : les jeunes (25 % de la population mondiale), les exclus de toutes sortes des sociétés (culture du déchet12, du rejet, du mépris), les traditions religieuses du monde (un concentré du désir de salut des peuples), la planète (blessée, meurtrie, exploitée). Se tenir à leur écoute, c’est se tenir disponible à la vie de l’Esprit, à la dynamique de changement pour correspondre au salut qui vient, qui conduit les chrétiens à rechercher et à promouvoir la justice pour chaque homme, la paix pour les peuples, et à exercer l’autorité qui leur est confiée au service de la communion des diversités.

Enfin, si l’écoute-action est véritablement la porte d’entrée de la réalisation du salut, l’Église se doit de l’adopter toujours plus pour sa vie interne. Le pape Paul VI a entériné cette perspective dans sa création d’un conseil international auprès de lui, le Synode des évêques13. Il a mis en évidence l’importance d’une orientation collégiale, co-participative et plurielle, devant conseiller et soutenir le pontife romain. Le pape François poursuit sur cette lancée. La pratique dialogale s’est invitée dans l’instauration d’un conseil de neuf cardinaux, mais plus encore, elle s’est inscrite en vue même de l’élaboration doctrinale par la méthode de travail mise en œuvre lors du Synode sur la famille qui a duré deux ans. Là où il était habituel de contrôler la parole en vue de maintenir un statut quo idéologique, le pape a libéré celle-là en la rendant possible à de nombreux niveaux : diocèses, institutions, évêques, membres invités, etc. Un véritable processus d’écoute a permis d’ouvrir des horizons nouveaux plus authentiquement évangéliques et missionnaires. Il remet ainsi sur les rails une véritable Église synodale, écoutante, qui ne se comprend toujours mieux qu’en passant par les pauvres.

Conclusion


Mission et vie de l’Église vont ensemble. Elles sont ordonnées à l’œuvre du salut des hommes. Ceux-ci, et en particulier les plus pauvres, doivent pouvoir découvrir que le Royaume s’est approché d’eux dans leur quotidien. Pour cela, les insistances bibliques et évangéliques à propos de l’écoute-action et du dia-logue sont appelées à jouer un rôle théologique décisif dans la sotériologie contemporaine et dans les différentes dimensions de l’Église du futur. Dans un monde où l’Église perd toujours plus, et heureusement, son pouvoir de maîtrise des esprits et des corps, sa metanoïa se réalise en passant par la vision des plus pauvres et en s’engageant avec eux pour la justice. Elle y perd sa position surplombante pour acquérir la capacité de voir ce que Dieu entend et veut, et celle de se renouveler et de s’y ajuster. Il s’y réalise sa dimension prophétique.

Résumé


Nous vivons une époque où le salut semble être une idée éloignée de toute réalité contemporaine. Envisager l’Église du futur demande que le salut, donné en Christ qu’elle annonce, soit crédible et efficient dans la vie des personnes. Ceci demande un travail théologique et pastoral qui passe par les cris et les yeux des pauvres. Ce choix oblige de se tenir dans l’attitude de l’écoute, de l’obéissance. Le mot « écoute » n’appartient pas au vocabulaire théologique habituel. Pourtant, le péché trouve son origine précisément dans une écoute défaillante. L’écoute de la parole dans laquelle Dieu se donne, indissociable de l’action qu’elle suscite, se trouve comme la porte d’entrée de la réalisation du salut dont l’Église est le sacrement universel. Elle fonde sa capacité à vivre la metanoïa suscitée par l’Esprit pour aujourd’hui.

Auteur


Professeur au Theologicum- Faculté de Théologie et de sciences religieuses de l’Institut Catholique de Paris, dont il a été le doyen (2011-2017), Thierry-Marie Courau est dominicain, prêtre, diplômé en ingénierie et en management des entreprises. Depuis juin 2018, il est président de la Revue internationale de théologie – Concilium. Délégué auprès des autorités bouddhiques par la Conférence des Evêques de France, ses enseignements, ses recherches et publications portent sur le bouddhisme et la théologie du dialogue (Le salut comme dia-logue, Paris, Cerf, 2018 ; La succession des exercices vers l’Éveil bouddhique, Paris, Cerf, 2017 ; Les fontaines de l’Éveil, Paris, Cerf, 2016).

Contact


222 rue du Faubourg Saint-Honoré
75008 – Paris (France)
tm.courau@icp.fr

Thierry-Marie Courau OP
Institut Catholique de Paris
21 rue d’Assas
75006 – Paris

Notes

  1. Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Oceania, 22 novembre 2001, 19. Cité par le pape François, Evangelii gaudium 27.
  2. Pape François, Message pour la IIe Journée mondiale des pauvres, 13 juin 2018.
  3. Gustavo Gutiérrez, Théologie de la libération, Bruxelles, Lumen Vitae, 1974, pp. 206-212.
  4. Rafael Luciani, Pope Francis and the Theology of the People, New York, Orbis Books, 2017.
  5. Pape François, Homélie lors de la première Journée mondiale des pauvres, 19 novembre 2017.
  6. Benoit XVI, Lettre apostolique post-synodale Verbum Domini, 30 septembre 2010, 26.
  7. Paul Ricœur, Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 1986.
  8. Congrégation pour la Doctrine de la Foi & Dicastère pour le Service du Développement Intégral, Oeconomicae et pecuniariae quaestiones. Considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel, 6 janvier 2018.
  9. Pape François, Discours à l’assemblée générale des Œuvres pontificales missionnaires, 1er juin 2018.
  10. Paul VI, Lettre encyclique Ecclesiam suam (ES), 6 août 1964, 56-58.
  11. Voir par exemple : Pape François, Homélie du 4 mai 2017 (Évangéliser sans prosélytisme, mais par l’écoute), Angelus du 17 juillet 2016 (Dans la capacité d’écoute, il y a la racine de la paix), Homélie du 25 juin 2015 (Savoir écouter, et faire à partir de l’écoute), Prière du 24 novembre 2013 (Marie, femme de l’écoute) .
  12. Pape François, Lettre encyclique Laudato si’, 18 juin 2015, 22.43.
  13. Concile Vatican II, Décret sur la charge pastorale des évêques dans l’Église Christus Dominus 5. Paul VI, Motu proprio Apostolica sollicitudo, 15 septembre 1965.

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