4. Initiatives chrétiennes dans la société civile
Mais qu’en est-il dans le présent ? Plusieurs organisations chrétiennes participent aux actions citoyennes en faveur de la justice envers les autochtones. On trouve une avenue de réparation dans une pastorale sociale de solidarité avec les autochtones, autour de problèmes concrets qui impliquent la critique d’un colonialisme politique et économique. De ce tournant, la coalition œcuménique Kairos Canada est un exemple éloquent, ou plus récemment, au Québec, le Réseau Œcuménique Justice, Écologie et Paix.
Parmi les recommandations finales de la Commission, certaines sont adressées aux Églises et aux coalitions œcuméniques.[13] Elles sont souvent réalisables au sein de la société civile : par exemple la sensibilisation du public, l’éducation à l’impact de la doctrine de la Découverte[14], l’appui au respect de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones dans tous les cas concrets où ils sont compromis.
[13] Commission de vérité et réconciliation du Canada, Appels à l’action, Commission de vérité et réconciliation du Canada, Winnipeg, 2015.
[14] La Doctrine de la Découverte est un ensemble de bulles papales du 15e siècle qui accordait aux rois chrétiens le droit d’assujettir les peuples non chrétiens nouvellement découverts et de s’approprier leurs terres. Elle a forgé jusqu’à nos jours la jurisprudence relative aux droits territoriaux des peuples autochtones à travers le monde.
5. La théologie comme fonction ecclésiale et culturelle
Bien avant les travaux de la commission, la critique des pensionnats a été formulée avec force par les autochtones et par de nombreuses études. La théologie canadienne et nord-américaine s’est intéressée depuis longtemps aux peuples autochtones, dans une perspective missiologique et d’inculturation (par ex. Carl F. Starkloff, Achiel Peelman). De plus, certaines théologies ont été développées par des autochtones (par ex. Terry LeBlanc). La question des pensionnats reste un thème encore récent en théologie canadienne, et davantage encore en théologie francophone.[15] Il revient à la théologie d’étudier notamment la dimension spirituelle de l’expérience des pensionnats:
Exile is both physical and spiritual; it is the move away from the familiar to a new and alien place. This new space attempts to transform and mutate pre-existing narratives and social structures… Spiritual exile was the internalization of being taken off the land. A central manifestation of this was the residential school system which was established as a way of “educating” and assimilating Indigenous peoples… Instead of being taught by their old peoples, they were taught in an alien environment that attempted to strip away their dignity. The process amounted to cultural genocide. Once put away, in both a spiritual and spatial sense, many children never came “home”. Instead, they spent their lives ensnared in alcoholism and other destructive behaviours.[16]
[15] Brieg. Capitaine, ‘La signification de la mission et des pensionnats indiens dans la revue Kerygma (1967-2004)’, Études d’histoire religieuse 81 (2015) 123-140. Denise. Nadeau, ‘Relation et responsabilité: Vers un processus de réconciliation’, Théologiques 20 (2012) 419-452. Gregory. Baum, ‘Les églises canadiennes se repentent de leur identification avec le colonialisme’, Théologiques 22 (2014) 101-109. Elaine L. Enns, ‘Trauma and Memory: Challenges to Settler Solidarity’, Consensus, 37(1) Enns (2016), 5.
[16] Neal. McLeod, Cree narrative memory : from treaties to contemporary times, Saskatoon, Purich Pub, 2007.
La théologie peut aussi exercer ici une fonction de critique non seulement ecclésiale mais culturelle. Elle peut ainsi contribuer à déconstruire l’imaginaire colonial, à en relever les ramifications séculières souvent liées à un héritage chrétien, toujours rattachées à un ordre du croyable. Il s’agit de construire un autre ordre socio-symbolique viable, non pas uniquement ni d’abord à l’adresse de la communauté croyante mais plutôt à la société dans son ensemble.[17] Tout comme les projets de pastorale autochtone les plus pertinents semblent se jouer sur le terrain de la société civile, les chantiers théologiques les plus pertinents d’un point de vue autochtone s’inscrivent dans une perspective d’analyse sociale et culturelle, notamment en interdisciplinarité. Au Canada, les études universitaires autochtones connaissent actuellement un essor important et remarqué. Quelle y sera la part de la théologie ? C’est là aussi un test de pertinence qui l’attend.
[17] Denise. Nadeau, ‘Relation et responsabilité: Vers un processus de réconciliation’, Théologiques, 20/1-2 (2012), 419-452.
6. Conclusion
Dans l’avenir prévisible, la crédibilité des Églises depuis la fermeture des pensionnats de même que la mise en lumière de leur héritage est compromise : c’est vrai tant aux yeux des autochtones, et des plus jeunes en particulier, que pour la population canadienne. En même temps, les Églises n’exercent plus leur influence sociale et morale de jadis, malgré le nombre élevé de citoyens se disant d’affiliations chrétiennes au Canada.L’après Commission de vérité et réconciliation constitue donc un test de vérité et de constance dans un nouveau contexte de marginalité sociale, culturelle et éthique. Confrontée à l’enjeu de son avenir global au Canada, la nouvelle minorité engagée des communautés chrétiennes maintiendra-t-elle le cap sur son engagement pastoral de réparation et de solidarité, alors que rien ne l’y contraint et que ses ressources sont amoindries ?Comment les Églises peuvent-elles contribuer à la revitalisation des nations autochtones ? Comment la théologie peut-elle accompagner les Églises et la société, en y soutenant l’émergence d’une praxisdécoloniale ? Comment peut-elle participer aux mouvements de la société civile, à laquelle elle appartient à sa manière, apporter sa propre contribution aux nombreuses recherches multidisciplinaires sur l’héritage des pensionnats ? La kénose actuelle de l’Église lui fait vivre une expérience de mort, à charge pour elle d’émerger à de nouvelles inscriptions, formes et pratiques sociales, dans un partage solidaire avec les peuples autochtones.
Author
Jean-François Roussel est professeur agrégé à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal, depuis 1997. Ses recherches portent sur les représentations religieuses du monde autochtone, sur l’histoire des pensionnats pour autochtones et sur les perspectives de transformation des rapports entre autochtones, Églises et société au Québec. Il est membre du Comité international du Forum mondial de théologie et libération, de la Société canadienne de théologie et de la Corporation canadienne des études autochtones. Il est membre du Réseau œcuménique Justice, Écologie et Paix, où il participe à la sensibilisation de milieux ecclésiaux populaires du Québec aux questions autochtones. Parmi ses publications : ‘Lacombe’s Chart: Imperialism and Spiritual Exile in the Indian Residential Schools of Canada’ : dans Gerald Boodoo (ed.), Religion, Human Dignity and Liberation, Sao Leopoldo, Oikos Editora, 2016. ‘Les réactions des Églises devant l’histoire des pensionnats autochtones (1969-2015) : entre résistances et engagement pour la réconciliation’, dans : Marie-Pierre Bousquet et Karl Hele (éd.), Spiritual Burn Victims : Native Residential Schools in Quebec/Les grands brûlés de l’âme : les pensionnats autochtones au Québec,McGill/Queens University Press, Montréal, Kingston (à paraître).