« La vérité métaphorique de l’universel. Remarques sur l’universalité chez Paul Ricœur »

par: Olivier Abel


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Avant de prendre le cheminement d’un texte bref mais majeur de Paul Ricœur[1] sur la question qui nous occupe, je voudrais faire quelques remarques préalables sur la vérité et l’universalité, un peu comme des fusées éclairantes lancées en avant et au-dessus de notre chemin, et prendre appui sur quelques points solides que Ricœur nous offre dans d’autres ouvrages.

[1] Ce texte est le déploiement d’un hommage à Mohammed Arkoun donné le 9 février 2010 à l’UNESCO (Paris), et resté inédit.

A propos de la vérité d’abord, dans un texte intitulé « Vérité et mensonge » et paru dans la revue Esprit en décembre 1951 (repris dans Histoire et Vérité), il écrivait, et c’est un bon point de départ pour nous aussi : 

On voudrait pouvoir commencer une méditation sur la vérité par une célébration de l’unité : la vérité ne se contredit pas, le mensonge est légion ; la vérité rassemble les hommes, le mensonge les disperse et les affronte. Et pourtant il n’est pas possible de commencer ainsi : l’Un est une récompense trop lointaine, il est d’abord une tentation maligne. C’est pourquoi la première partie de cette étude sera consacrée à différencier notre notion de vérité. Je voudrais montrer que cet effort pour démultiplier les plans, ou les ordres de vérité, n’est pas un exercice scolaire. 

Et il poursuivait : 

historiquement la tentation d’unifier violemment le vrai peut venir et est venue de deux pôles : le pôle clérical et le pôle politique ; plus exactement de deux pouvoirs, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel[2].

[2] Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1964, édition de poche, p. 187-188.

On retrouve cette intuition majeure déployée à propos du mal radical à la fin du texte sur Kant et Moltmann, « La liberté selon l’espérance »[3]. Il faut aller doucement vers l’unité du vrai, qui prend ici une dimension eschatologique, n’appartenant qu’à Dieu seul, et l’histoire humaine reste heureusement prise dans une pluralité des ordres de vérité, dans une conversation des rationalités. C’est bien notre thème.

[3] Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969.

 

Seconde remarque introductive, Ricœur parle de « vérité métaphorique ». C’est l’idée, argumentée dans La métaphore vive[4], que la métaphore n’est pas sans référence, elle dit quelque chose de la réalité, d’une vérité comprise à la fois comme la déconstruction d’un sens littéral, d’une référence littérale, et le travail de la formation d’un sens second, d’une référence seconde. C’est aussi l’idée qu’il y a une vérité vive, à distinguer d’une vérité morte. Comme le disait magnifiquement Dietrich Bonhoeffer dans son Éthique, « la véracité de nos paroles, que nous devons à Dieu, doit s’insérer dans le monde sous forme concrète. Ce n’est pas un principe, mais concrètement que notre langage doit être vrai. Une vérité abstraite n’est pas véridique devant Dieu »[5]. C’est peut-être un thème kierkegaardien : devant le Dieu vivant, il n’y a de vérité que vive.

[4] La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.

[5] Éthique, Genève, Labor et Fides, p. 309.

A propos de l’universalité ensuite, Ricœur semble s’avancer vers l’idée de ce que j’appellerai une universalité métaphorique. A l’encontre d’une conception ultra-kantienne d’une universalité purement pragmatique de cohérence absolue (on n’est pas loin de la remarque précédente), et en débat avec un certain Habermas, il écrit : 

Cette réduction de l’é­preuve d’universalisation à la non-contradiction donne une idée extraor­dinairement pauvre de la cohérence (…) la question n’est plus de savoir si une maxime considérée isolément se contredit ou non, mais si la dérivation exprime une certaine productivité de la pensée[6].

[6] Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 321.

Ici il faut jouer Kant contre Kant, chercher un universel kantien de troisième type, ni théorique, ni moral, et aller chercher de quoi résister au Kant de la pure morale, où l’universalité semble tomber du ciel, dans le Kant de la troisième critique ici relue par Ricœur à travers Arendt. Pour lui, le jugement esthétique de Kant :

constitue une avancée d’une extrême audace dans la question de l’universalité, dès lors que la communicabilité ne résulte pas d’une universalité préalable. C’est ce paradoxe de la communicabilité, instauratrice d’universalité[7].

[7] Le Juste, Paris, Esprit, 1995, p. 148.

A une universalité de surplomb Ricœur oppose ici une sorte d’universalité de proche en proche, liée à une communicabilité résistible. Une universalité qui ne tient pas en quelque sorte à une vérité locutoire, non plus qu’à l’autorité du locuteur, mais à la libre réceptivité communicative des récepteurs.

Dans le contexte d’une discussion avec Rawls, Ricœur propose une autre réflexion sur l’universalité, qui recroise la précédente : 

C’est un tel équilibre réfléchi entre l’exigence d’universalité et la reconnaissance des limitations contextuelles qui l’affectent qui est l’enjeu final du jugement en situation dans le cadre des conflits évoqués plus haut. (…) L’articulation que nous ne cessons de renforcer entre déontologie et téléologie trouve son expression la plus haute – et la plus fragile – dans l’équilibre réfléchi entre éthique de l’argumentation et convictions bien pesées. Un exemple d’une telle dialectique fine nous est fourni par la discussion actuelle sur les droits de l’homme. (…) Il faut, à mon avis, d’une part, maintenir la prétention universelle attachée à quelques valeurs où l’universel et l’historique se croisent, d’autre part offrir cette prétention à la discussion, non pas à un niveau formel, mais au niveau des convictions insérées dans des formes de vie concrète. De cette discussion il ne peut rien résulter, si chaque partie prenante n’admet pas que d’autres universels en puissance sont enfouis dans des cultures tenues pour exotiques. (…) Cette notion d’universels en contexte ou d’universels potentiels ou inchoatifs est, à mon avis, celle qui rend le mieux compte de l’équilibre réfléchi que nous cherchons entre universalité et historicité[8].

[8] Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 335-336.

Dans ce long passage, nous voyons combien pour Ricœur nos « universels » sonttoujours encore attachés et ancrés dans des contextes linguistiques, culturels, religieux, dans des formes de vie. C’est cela qui en fait des universels métaphoriques : l’universel n’est pas susceptible d’un pur concept qui serait entièrement dégagé de la gangue historique et de l’épaisseur langagière où s’exprime la visée. C’est ce qui les rend parfoisdifficiles à traduire dans d’autres langues et contextes. Ils sont inséparables des langues et de configurations culturelles qu’ils véhiculent et qui les véhiculent. Croire que l’on puisse s’installer de plain-pied dans l’universalité des Droits de l’homme, par exemple, serait justement manquer la nécessaire confrontation de nos universaux, qui ne peut que les améliorer. Il est absurde de vouloir séparer les concepts des métaphores qui les ont portés et qui leur donnent leur sens, leur visée inachevée.

Une universalité résistiblemétaphorique, j’ajouterais aussi volontiers réitérative, au sens où l’universalité, comme le disait Husserl, est une tâche sans cesse à reprendre, à répéter, à réinterpréter, à réinventer, par une fidélité créatrice. Michaël Walzer a écrit un très beau texte sur ce sujet il y a quelques années. Mais plutôt que de mettre en avant mes propres analyses sur ce sujet difficile, je voudrais évoquer un article programmatique de Paul Ricœur paru dans la revue Esprit en 1961[9]. Intitulé « Civilisation planétaire et cultures nationales » il donnait, il y plus de cinquante ans, le programme des questions de notre époque.

[9] « Civilisation universelle et cultures nationales », Esprit, octobre 1961. Repris in Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1964, ici cité dans l’édition de poche HV.

1. « Civilisation universelle et cultures nationales »

Dans ce texte, Ricœur part de ce paradoxe culturel, ou civilisationnel, que nous voyons se déployer en même temps un progrès technique et rationnel de la civilisation moderne et planétaire, et un péril anthropologique pour la diversité des cultures, par une subtile destruction de ce qu’il appelle leurs « noyaux éthico-mythiques ». Et il en propose une analyse profonde et originale, sans doute en débat intime avec Claude Lévi-Strauss, avec lequel il est ici tout proche dans l’énoncé du problème, même s’il cherche dans une toute autre direction. Lévi-Strauss pointe en effet le paradoxe des échanges par lequel une ouverture totale (accélération et massification de tous les échanges) détermine une clôture mortelle (intégrismes, et conformisme universel). On peut dire que sans se résigner à ce scepticisme dans lequel il n’y a plus que des autres Ricœur recherche une dialectique fine de la clôture et de l’ouverture.

Le texte est composé de trois parties. Il commence par faire une description de la civilisation planétaire (on dirait aujourd’hui de la mondialisation) dans ses dimensions techniques, scientifiques, politiques, économiques, culturelles ; et contre un certain catastrophisme qui existait déjà en son temps, il en relève les principaux bienfaits. Parmi les conditions de la rencontre des cultures, Ricoeur demande donc la prise en compte des acquis « universels » de la rationalité scientifique, et plus généralement de tous les acquis qui peuvent s’accumuler. 

Dans un deuxième temps, il montre que cette évolution est équivoque, à la fois progrès certain, et subtil péril qui menace les cultures d’une sorte de scepticisme interne qui les ronge et les défait. C’est l’inflexion majeure du texte : 

En même temps qu’une promotion de l’humanité, le phénomène d’universalisation constitue une sorte de subtile destruction non seulement des cultures traditionnelles, ce qui ne serait peut-être pas un mal irréparable, mais de ce que j’appellerai provisoirement, avant de m’en expliquer plus longuement, le noyau créateur des grandes civilisations des grandes civilisations, des grandes cultures, ce noyau à partir duquel nous interprétons la vie et que j’appelle par anticipation le noyau éthique et mythique de l’humanité (HV, p. 328-329). 

Ricœur demande donc également la prise en compte de l’épaisseur des noyaux éthico-mythiques de chaque culture, qui ne sont accessibles qu’à l’interprétation selon la règle de fidélité créatrice.

Dans la troisième partie enfin il cherche à établir les conditions qui permettent au noyau des cultures de rester créateur dans la rencontre des autres cultures. Il déploie le programme de cette dernière partie de son texte sous trois questions: 1. Qu’est ce qui constitue le noyau créateur d’une civilisation ? 2. À quelle condition cette création peut-elle se poursuivre ? 3. Comment est possible une rencontre de cultures diverses ? C’est ce programme qui concerne particulièrement le propos de ce numéro de Concilium. Mais reparcourons rapidement les étapes préalables

2. Qu’est ce qui constitue le noyau créateur d’une civilisation ?

C’est quelque chose à déchiffrer, et ce déchiffrement n’est pas aisé : « nous sommes trop vite enclins à en chercher le sens à un niveau trop rationnel ou trop réfléchi., par exemple à partir d’une littérature écrite ou d’une pensée élaborée » (HV, p. 331). Or nous ne pouvons analyser ce noyau éthico-mythique (idée peut-être déjà annonciatrice de l’identité narrative) qu’indirectement. Il faut un véritable déchiffrage, une herméneutique, une interprétation méthodique. Les phénomènes directement accessibles à la description immédiate sont comme les symptômes ou le rêve pour l’analyse. Ricœur écrit : 

Il me semble que si l’on veut atteindre le noyau culturel il faut creuser jusqu’à cette couche d’images et de  symboles qui constitue les représentions de base d’un peuple. Je prends ici ces notions d’image et de symbole au sens de la psychanalyse ; ce n’est pas en effet une description immédiate qui les découvre (…). De la même façon il faudrait pouvoir mener jusqu’aux images stables, jusqu’aux rêves permanents qui constituent le fond culturel d’un peuple et qui alimentent ses appréciations spontanées et ses réactions les moins élaborées à l’égard des situations traversées ; images et symboles constituent qu’on pourrait appeler le rêve éveillé d’un groupe historique. C’est dans ce sens que je parle du noyau éthico-mythique qui constitue le fond culturel d’un peuple (HV, p. 333).

Cette étape est importante, il y a pour Ricœur un moment de distanciation, de dépaysement, nécessaire au déchiffrement méthodique de nos propres traditions, dont l’auto-compréhension immédiate peut être trompeuse. 

Le second motif de faire le détour par cette herméneutique du noyau éthique réside dans ce qu’il appelle l’énigme de la diversité humaine, ce fait étrange qu’il y ait des cultures et des langues, et non point une unique humanité. L’étonnant, c’est que « l’humanité ne s’est pas constituée dans un seul style culturel, mais a pris dans des figures historiques cohérentes, closes : les cultures. La condition humaine est telle que le dépaysement est possible » (HV, p. 334). Ricœur l’exprime déjà dans un texte de 1951, « le chrétien et le sens de l’histoire » : il y a une humanité unique sous l’angle du progrès, mais « il y a des civilisations » dont chacune 

a son aire, sinon ses contours, du moins ses centres vitaux (…) une certaine unité de mémoire et une certaine unité de projet (…) ainsi le cœur d’une civilisation est un vouloir-vivre global, un style de vie (…) qu’il faut ressaisir dans des tâches concrètes, dans la façon d’habiter, de travailler, de posséder, de distribuer les biens, de s’ennuyer et de s’amuser (HV, p. 100). 

Or s’il y a de la vie et de la pluralité, c’est aussi qu’il y a de la mort. Dans un beau texte de 1946 sur « Le chrétien et la civilisation occidentale »[10], qui ordonne déjà presque tous les thèmes ici évoqués, il écrit que les civilisations, qui ont un style comme nous avons un corps, naissent et meurent. C’est ici la seconde question.

[10] Paru dans la Revue du Christianisme social et repris dans Autres Temps n°76-77, Printemps 2003, p.24-25 sq.

3. Qu’est-ce qui fait la vivacité d’un noyau éthico-mythique ?

Qu’est-ce qui en fait la vitalité, la créativité ? Justement, cette vivacité ne se découvre que sur fond de mortalité : « Nous autres, civilisations, savons que nous sommes mortelles », écrivait déjà Paul Valéry. Un noyau civilisationnel, on peut le croire encore vivant, alors qu’il est déjà mort, comme une étoile dont on met du temps à apprendre qu’elle n’est plus. C’est quelque chose de fragile. Ricœur montre ici que cette vitalité suppose un noyau non seulement capable d’absorber les développements scientifiques, de les intégrer en profondeur, mais aussi un noyau capable d’absorber en profondeur la pluralité des cultures. 

Ici Ricœur déplie deux rapports au temps différents, deux types de rationalité. D’un côté nous avons le temps technique de l’outillage qui se conserve, s’accumule et se sédimente, dans la continuité d’une humanité qui se poursuit comme un seul homme. De l’autre, nous avons le temps éthique des cultures qui est un temps dramatique, mortel, marqué de ruptures et des discontinuités.

Il y a pour l’humanité deux façons de traverser le temps : la civilisation développe un certain sens du temps qui est à la base de l’accumulation et du progrès, tandis que la façon dont un peuple développe sa culture repose sur une loi de fidélité et de création. Une culture meurt dès qu’elle n’est plus renouvelée, recréée ; il faut que se lève un écrivain, un penseur, un sage, un spirituel pour relancer la culture et la risquer à nouveau dans une aventure et un risque total () Contre la tendance à être un bien pensant de son propre groupe, l’artiste ne rejoint son peuple qu’une fois brisé cette croûte des apparences. Voilà, telle est la loi tragique de la création d’une culture, loi diamétralement opposée à l’accumulation des outils qui constitue la civilisation (HV, p. 334-335). 

Cette loi tragique du scandale, de la rupture, qui animera ensuite en profondeur l’herméneutique de Ricœur, c’est justement le fait qu’à chaque génération, il faut réinterpréter ce qui précède, et qu’une tradition ne se poursuit qu’à travers une dialectique de la tradition et de la rupture.

Reste alors la troisième question : comment est possible une rencontre des cultures diverses qui ne soit pas mortelle pour tous ? Une rencontre qui rompe à la fois le vertige d’une communication universelle et totale sous l’idée d’une unité absolue de l’humanité, et celui d’une altérité totale entre des humanités qui ne se comprendraient pas entre elles. Ricœur rencontre ici déjà le paradigme de la traduction : 

L’homme est un étranger pour l’homme certes, mais toujours aussi un semblable (…) croire la traduction possible jusqu’à un certain point, c’est affirmer que l’étranger est un homme (…) je puis me faire autre en restant moi-même. Être homme, c’est être capable de ce transfert dans un autre centre de perspective (HV, p. 336).

4. Les périls d’une rencontre des cultures

Il nous faut commencer par mesurer le péril. À ce point du texte surgit en effet une interrogation sceptique, non plus le doute sur la possibilité de comprendre l’autre, de le rencontrer, de le traduire, mais le doute inverse, c’est à dire à la fois le solipsisme, l’impuissance à sortir de soi, ou l’impuissance à avoir un soi, quand il n’y a plus que des autres. « Alors se pose la question de confiance : qu’arrive-t-il à mes valeurs quand je comprends celles des autres peuples ? » Il est magnifique de traduire, d’entrer dans l’interminable ajustement de la traduction, mais qu’est-ce qui m’arrive dans cet échange ? La question de confiance est bien la question de la confiance en soi, en sa propre existence, en ses propres capacités de recevoir et de donner. Ricœur poursuit : « la compréhension est une aventure redoutable où tous les héritages culturels risquent de sombrer dans un syncrétisme vague » (HV, p. 336).

La menace sceptique principale qu’il identifie prend la forme du tourisme, et je trouve cela important et original. Peu de philosophes se sont intéressés à ce perpétuel déplacement sans but qui est devenu un phénomène humain majeur, à la fois par l’ampleur de ses implications économiques et par la profondeur des mutations anthropologiques qui y sont liées. Ricœur estime le tourisme planétaire comme au moins aussi dangereux que la bombe atomique.

Il n’est pas aisé de rester soi-même et de pratiquer la tolérance à l’égard des autres civilisations (…) la découverte de la pluralité des cultures n’est jamais un exercice inoffensif ; le détachement désabusé à l’égard de notre propre passé, voire le ressentiment contre nous-mêmes qui peuvent nourrir cet exotisme révèlent assez bien la nature du danger subtil qui nous menace. Au moment où nous découvrons qu’il y a des cultures et non pas une culture, au moment par conséquent où nous faisons l’aveu de la fin d’une sorte de monopole culturel, illusoire ou réel, nous sommes menacés de destruction par notre propre découverte ; il devient soudain possible qu’il n’y ait plus que des autres, que nous soyons nous-mêmes un autre parmi les autres ; toute signification et tout but ayant disparu, il devient possible de se promener parmi les civilisations comme à travers des vestiges ou des ruines ; l’humanité entière devient une sorte de musée imaginaire : où irons-nous ce week-end? visiter les ruines d’Angkor ou faire un tour au Tivoli de Copenhague? Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but (…) ce serait le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique » (HV, p. 330-331).

Cette menace d’aliénation dans un monde où il n’y aurait « plus que des autres » appelle une riposte, que Ricœur formule ainsi : « pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi » (HV, p. 337). On peut d’ailleurs ajouter aussi l’inverse : pour avoir un soi il faut rencontrer un autre que soi. Ricœur l’écrira dans Soi-même comme un autre, autrui est le plus court chemin de soi à soi. En tous cas c’est un indice pour la rationalité elle-même : ce que nous cherchons est un logos qui soit conversation, et non monologue.

5. Les conditions d’une rencontre créatrice

Face à cette menace sceptique et nihiliste, ainsi identifiée en pleine guerre froide comme étant déjà la menace principale de notre temps, il faut revenir courageusement à cette conditioncontemporaine qui nous est faite, celle de la rencontre des cultures, pour en déchiffrer les voies. Ricœur propose alors :

seule une culture vivante, à la fois fidèle à ses origines et en état de créativité sur le plan de l’art, de la littérature, de la philosophie, de la spiritualité, est capable de supporter la rencontre des autres cultures, non seulement de la supporter, mais de donner un sens à cette rencontre. Lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonance, en l’absence de tout accord (…) C’est ainsi que je comprends le très beau théorème de Spinoza: « plus nous connaissons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu ». C’est lorsqu’on est allé jusqu’au fond de la singularité, que l’on sent qu’elle consonne avec toute autre, d’une certaine façon qu’on ne peut pas dire, d’une façon qu’on ne peut pas inscrire dans un discours (HV, p. 337). 

Cette dernière remarque est intéressante, car nous trouvons ici un Ricœur d’avant le « linguistic turn » si l’on peut dire. Avant de se vouer comme il le fit à la philosophie du langage, il en montre déjà la fragilité et les limites. On ne peut pas tout traduire, confronter, expliquer, il faut accepter que l’on ne comprend pas tout, ne pas chercher à tout prix à tout traduire et expliquer, mais simplement saluer l’existence des autres cultures. Il faudrait donc libérer des formes de confrontations où nous puissions nous reconnaître. C’est à dire des confrontations qui soient elles-mêmes à la fois des positions le mieux argumentées possible, mais en même temps qui sachent qu’il y a une part non entièrement explicitable, avec des présuppositions que l’on cherche à interpréter mais sans prétendre les porter entièrement à la clarté discursive.

Dans le sillage de ces remarques je distinguerais volontiers un double chemin : le premier est celui de la confrontation des universalités, de ce qu’il y a de rationalité, de teneur et visée universelles véhiculées par chaque tradition, culture, langage, etc. Je pense par exemple au blues noir américain, je pense au flamenco, comme je penserais aux cantates de Bach. Mais je pourrais prendre des exemples en morphologie urbaine et architecturale, ou bien pourquoi pas en philosophie ! Mais il y a un second chemin qui est celui de la connivence, de ce que Ricœur appelle superbement la « consonance, en l’absence de tout accord », cette consonance qui surgit entre des fidélités créatrices qui ne cherchent pas à s’entendre, à tomber d’accord, mais se saluent mutuellement dans leur singularité et leur vivacité. Ainsi, pour saluer un autre que soi, il faut avoir un soi, avoir assumé sa propre existence, et renoncé au vœu d’un vague syncrétisme qui pourrait partout être accepté par tout le monde. « Je suis persuadé qu’un Islam qui se remet en mouvement aurait avec notre culture européenne cette proximité spécifique qu’on entre eux tous les créateurs » (ibid.).

Impossible cependant qu’une culture soit vivante et créatrice si elle n’a pas le désir, l’intelligence, la force imaginative de « se dépayser dans ses propres origines » — Ricœur ici reprend le mot de Heidegger. La tâche est double, car il faut redécouvrir sa propre perspective sur le monde, tout en découvrant les autres perspectives possibles : mais ces deux démarches sont indissociables et doivent être tenues ensemble. Et c’est parce qu’on est capable de critiquer, de déconstruire sa tradition, qu’on est capable de trouver en elle des ressources inédites. Ricœur pointe alors, sans doute à l’encontre de la problématique alors dominante qui était celle du marxisme, et plus généralement celle du progrès et du développement sur une ligne unique : « nous n’avons pas de philosophie de l’histoire pour résoudre les problèmes de coexistence. Si donc nous voyons le problème, nous ne sommes pas en état d’articuler la totalité humaine, qui sera le fruit de l’histoire même des hommes qui engageront ce redoutable débat » (HV., p. 338). La tâche des générations à venir est de sortir du choc dogmatique des civilisations sans sombrer dans un relativisme indifférent et sceptique : « c’est pourquoi nous sommes dans une sorte d’intermède, d’interrègne, où nous ne pouvons plus pratiquer le dogmatisme de la vérité unique, et où nous ne sommes pas encore capables de vaincre le scepticisme dans lequel nous sommes entrés. Nous sommes dans le tunnel, au crépuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues » (ibid.). Ce vœu, exprimé il y a cinquante ans, demeure me semble-t-il le nôtre. 

Conclusion

En guise de conclusion, revenons encore sur cette idée d’une consonance en absence de tout accord, d’une consonance dans la discordance, pour y voir redéployé le paradigme du dissensus fertile, ou du consensus par recoupe­ment, ou du processus de correction mutuelle et fraternelle, etc. On pourrait aussi rapprocher ce que Ricœur dit ici du « noyau éthico-mythique » créateur des cultures de ce qu’il dit du cœur humain dans L’homme faillible (troisième tome de La philosophie de la volonté de Ricœur, exactement contemporain de notre texte) : le cœur est un « discord originaire ». De la même façon le noyau n’est pas un et identique, mais comme pour l’identité narrative, il est une identité qui comprend l’altérité, une unité qui comprend la multiplicité. Dans tout noyau il y a déjà quelque chose de double, au moins, peut-être de quadruple. Le noyau éthico-narratif, le nœud justice-amour, tout ce qui est nodal chez Ricœur est au moins double, toujours déjà. 

En voici me semble-t-il la leçon : c’est parce que nous trouvons une multiplicité dans notre tradition elle-même, que nous pouvons entrer dans cette « vaste explication » avec les autres dont il dit que c’est « la grande tâche des générations à venir » (ibid.). C’est que chaque culture est en son fond une alliance, venue surmonter un différend qui aurait pu être mortel. Mais justement ne faut pas qu’une souche se prétende la seule, ni même qu’une alliance écrasante occulte toutes les autres, comme s’il n’y avait eu qu’un seul conflit, un seul différend qui prétendrait faire taire tous les autres. C’est pourquoi, rapprochant peut-être moi-même de façon indue Ricœur de Lyotard je proposerai un éloge du différend. Nous avons souvent, avec mes vieux amis de la Faculté protestante et quelques autres, développé l’idée du canon comme canonisation de différends explosifs mais ainsi installés jusqu’à être rendus durables, soutenables, et féconds.

C’est bien là un nouveau paradigme, et plutôt que de laisser les religions, les traditions, les cultures au vestiaire, pour entrer dans un espace public mono-conformé, il faut, comme le proposeRicœur en débat avec Habermas : 

Reconnaître que “nous appartenons à une société qui a tendance à saper les bases de sa propre légitimité “constitue un acte de véracité qui conditionne toutes les démarches ultérieures. La seconde tâche est de prendre une mesure plus relative de la forme de société qui est aujourd’hui l’objet d’une confiance minée. Après tout, cette forme de société n’est advenue en Occident qu’à une date relativement récente. Cette relativisation doit aller plus loin, me semble-t-il, qu’un retour à l’héritage de l’Aufklärung, simplement délivré de ses perversions. (…) Pour libérer cet héritage de ses perversions, il faut le relativiser, c’est-à-dire le replacer sur la trajectoire d’une plus longue histoire, enracinée d’une part dans la Torah hébraïque et l’Évangile de l’Église primitive, d’autre part dans l’éthique grecque des Vertus et la philosophie politique qui lui est appropriée. Autrement dit, il faut savoir faire mémoire de tous les commencements et recommencements, et de toutes les traditions qui se sont sédimentées sur leur socle. C’est dans la réactualisation d’héritages plus anciens que celui de l’Aufklärung — et aussi peu épuisés que ce dernier – que l’identité moderne peut trouver les correctifs appropriés aux effets pervers qui aujourd’hui défigurent les acquis irrécusables de cette même modernité (Lectures 1, p. 173).

C’est bien là une conversation inachevée.


Auteur

Olivier Abel est professeur de philosophie éthique à l’Institut Protestant de Théologie (Paris-Montpellier) depuis 33 ans, après avoir enseigné à Istanbul, O.Abel est attaché à l’EHESS. Il a créé le Fonds Ricœur. 

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