« L’écrivain et le Christ : « Le mot, c’est le verbe et le Verbe, c’est Dieu » »

par Jean Marie Sebé


Le mot, c’est le verbe et le Verbe, c’est Dieu
(Victor Hugo).

Dans l’ouvrage paru récemment, La Bible dans les littératures du monde[1], une longue notice est consacrée à Jésus-Christ, sous la plume d’A.-M. Pelletier et de M.-C. Gomez[2]. Les auteurs retracent en une fresque imposante, les effets dans la littérature de la figure de Jésus-Christ. Si le premier millénaire est marqué par une poésie empreinte de louange où il s’agit de chanter le Christ en ses mystères, peu à peu, la figure de Jésus se détache des contenus dogmatiques et subit jusqu’à notre époque toute une série de réappropriations avec des fortunes diverses. Entre l’Evangile de Jésus Christ[3] de José Saramago (1991) et Le Christ aux coquelicots de Christian Bobin (2002)[4], il n’y a pas grand chose à voir. Les auteurs le soulignent presque en passant : les relations intimes entre la création littéraire et le Christ sont peu explorées. Il est plus naturel de faire appel aux attributs de Dieu Créateur pour cela ! Que l’on pense par exemple aux moqueries de Péguy adressées à Victor Hugo dans son pamphlet Victor Marie comte Hugo[5]. Pourtant, une tradition court également qui fait du Christ, un accomplissement d’Orphée, l’artiste par excellence[6]

Au-delà des multiples représentations, Jésus Christ reste un vis-à-vis singulier pour l’écrivain. Celui qui n’a jamais rien écrit – à  part quelques traits sur le sable[7], reste certes un objet d’inspiration inépuisable mais il vient également interroger l’écrivain dans sa posture créatrice. Il ne s’agit plus d’illustrer ou de chanter des merveilles : celui qui est le Verbe vient bousculer celui qui cherche le verbe. Arthur Rimbaud l’avait pressenti lorsqu’il accuse le Christ, dans Les premières communions, d’être « l’éternel voleur des énergies »[8]. La complexité de l’œuvre de Rimbaud interdit les jugements trop rapides à son endroit. Alors qu’il est à la recherche d’une langue neuve face au langage exclusivement technique de la modernité, Rimbaud, dans ses visions d’Une saison en enfer, rencontre Jésus, le maitre de la parole. Le poète est alors perdu. Avec Jésus, il pense avoir trouvé le Verbe, source inépuisable mais ce dernier lui a déjà pris sa mission : sauver les mots et les choses en leur rendant leur sens. De plus, la modernité technicienne rend caduque les Evangiles : « Hélas, l’Evangile a passé ! »[9]. Rimbaud semble condamné au mutisme : l’époque de la foi a passé. Rimbaud admire le Christ tout autant qu’il le rejette violemment. La posture de Rimbaud est-elle sans appel pour les générations ultérieures ? 

L’enjeu de notre contribution est de montrer comment la relation entre l’écrivain (et spécialement le poète) et Jésus-Christ s’accomplit sous le mode sacramentel. La poésie « sacramentelle » est ce travail de conversion des espèces du monde observé, offertes en sacrifice de communion à Dieu qui les a données. Le déchiffrement in Christo des figures de ce monde est la tâche sans cesse à remettre sur le métier des poètes. Pensée sous l’angle sacramentel, sous l’angle de l’échange spirituel des dons divins aux hommes, l’œuvre littéraire est donc cette offrande à Dieu du monde en sa profusion de signes sensibles et l’écrivain un passeur discret. Cette offrande se fait in fine par un travail sur les mots.

Une précaution méthodologique s’impose d’abord. Le recours à des œuvres littéraires exige le contact immédiat avec le texte littéraire. Cette approche déroute inévitablement le théologien plus habitué aux contenus dogmatiques et aux univers spéculatifs. Comme expliqué ailleurs[10], l’écrivain est celui qui observe de manière renouvelée le changement perpétuel du monde. Le chrétien et le théologien désignent là la splendeur divine qui s’y révèle immanquablement. Sous quelle forme ? Sûrement non conceptuelle mais certainement de l’ordre de l’expérience. Pour le chrétien, la splendeur divine qui se révèle a le visage de Jésus-Christ. En suivant les états du Verbe (créateur avec le poète G.-M Hopkins, en son eucharistie avec le poète français J.-P. Lemaire), et dans sa Parole (avec l’écrivain américain Cormac Mc Carthy), nous verrons de quelle manière l’écrivain se situe par rapport à lui et voit sa propre création littéraire interrogée, bousculée, et finalement nourrie et stimulée.

« L’univers est chargé de la grandeur de Dieu » (G.-M. Hopkins).

L’entrée dans la poésie d’Hopkins[11] est exigeante à plus d’un titre. La forme littéraire et le personnage restent énigmatiques. Poète jésuite de la fin du 19ème siècle (1844-1889), guère reconnu par ses pairs et dans son ordre, son œuvre aura un succès après sa mort et continue d’intriguer et de nourrir la réflexion[12]

Hopkins témoigne d’un goût particulier pour l’expérimentation prosodique. Ce n’est pas de l’ordre d’un jeu. En effet, ce goût qui fait la force et la beauté de son travail est commandé par le souci d’approcher l’intensité incandescente du réel. Le style d’Hopkins est donc un outil patiemment élaboré pour traduire l’énergie qui anime le monde et maintenir l’ordre de la représentation dans l’unicité et la singularité de cette expérience épiphanique. Le poète vise à redonner au mot son éclat sémantique et la poésie est alors expérience à part entière. Comme le dit Pierre Leyris, se dégage une « vision sacrale de l’univers saisi comme théophanie ». 

Cette recherche technique traduit le niveau de la poésie d’Hopkins et sa musicalité. Elle donne forme à une poésie charnelle, presque érotique dans sa relation à un monde pénétré de la puissance de Dieu[13]. La force de ce travail vient précisément de cette tension entre foi religieuse et jouissance poétique. La grammaire et la syntaxe déformées d’Hopkins sont les symptômes d’une lutte qui engage tout autant le langage dans son rapport à l’ineffable que le discours mystique dans son rapport à la chair. La poésie devient alors un sublime corps à corps où chaque chose retrouve la possibilité d’accomplir son propre moi dans une tension dialectique. Ce processus d’accession à l’unicité dans la variété (« Gloire à Dieu pour tout le bigarré ») n’est pas le fruit d’une jouissance païenne[14]. Il n’est pas non plus question d’identifier dans un panthéisme Dieu et le monde. Les accords mystérieux qui motivent les audaces de cette poésie n’ont de raison d’être que dans la conjonction énergique de deux sphères qui restent irréductibles l’une à l’autre, Dieu et le monde. C’est dans cette tension que résulte l’ultime consonance, ce mariage du monde, du moi et du Verbe qui peut avoir pour nom Jésus-Christ. 

L’effet de ce travail stylistique est double, c’est ce qu’il nous faut montrer maintenant : d’une part, le cosmos observé par le poète porte la marque précise de Jésus-Christ et d’autre part, malgré ce qu’il peut contempler, le poète est dans une situation instable. Sa poésie dépend in fine de la grâce seule. Le poème « Le martin pécheur » (1877) va nous permettre de le percevoir.

Le martin-pêcheur flambe et la libellule arde ;
Précipitée par-dessus bord dans le puits rond, 
La pierre sonne ; émue, la corde chante, en branle, 
La cloche haute trouve langue et répand son nom ; 
Toute chose ici-bas fait une et même chose :
Dispense l’être intime habitant en chacune, 
S’agit, advient en propre, dit et redit « moi-même », 
Criant « ce que je fais est moi : pour ce que je vins ».
Je dis davantage : le juste accomplit le juste ;
Tient grâce, et tous ses faits tiennent ainsi grâce ;
Agit aux yeux de Dieu son être aux yeux de Dieu – 
Christ – car le Christ joue en mille et mille lieux,
Vêtu de la beauté des membres, des yeux non siens, 
Et va au Père sous les traits du visage des hommes[15]

Nous ne connaissons pas les circonstances de rédaction d’un tel poème. Nous savons seulement qu’il est daté de deux ans avant la mort d’Hopkins. La première partie du poème met en scène le jeu étrange des créatures et l’assimile, à travers les êtres humains, à ce que fait le Christ. L’action du Christ (« l’efflorescence christique dans la justice qu’accomplit l’être juste »[16]) est précédée par une tension intérieure à l’homme comme aux choses de la création. Dans la seconde partie du second poème, est mis en valeur le mouvement libre de conversion de la création au Père à travers le jeu du Christ et de l’homme en mille lieux. En une récapitulation saisissante qui donne du rythme au poème, le monde est pris dans la procession trinitaire du Fils vers le Père. Le monde n’est pas une entité abstraite mais le beau chant des choses et des êtres, récapitulé par le Fils vers le Père. 

« Je dis davantage » : on pourrait s’en tenir à une simple louange des êtres dans leur bienheureuse singularité mais le poète reconduit discrètement et non sans audace toute chose et tous les êtres à leur destination finale : le Père. Le Christ quant à lui est cette idée éternelle qui fulgure à travers les phénomènes en tant que Dieu vivant et homme vivant.  Le mystère du Christ est cette profondeur infinie qui traverse peu à peu tous les degrés d’être de la chair par l’esprit jusqu’à la Trinité. Tout peut devenir surface d’apparition du Verbe parce que tout en est pénétré. 

L’écrivain déchiffre dès lors le monde in Christo et ce travail l’installe dans une situation inconfortable. Balthasar, dans la monographie, qu’il a consacré à Hopkins, met cela en évidence[17]. La langue poétique ne se confond guère avec une certaine immédiateté de l’expérience du divin. Comme l’écrit Hopkins à plusieurs reprises dans son Journal : « Le seul être que j’aime touche si rarement mon cœur, surtout ces derniers temps, d’une manière sensible ; et quand cela se produit, je ne peux pas l’exploiter, ce serait un sacrilège »[18]. Il existe bien une séparation entre la visibilité des gloires de ce monde et l’inaccessibilité totale du Créateur. Balthasar se fait l’écho de cette tension chez Hopkins qui s’exprime ainsi dans le choix et le déroulement de sa carrière de poète : « Il y a donc un abîme entre les poèmes du jeune homme et ceux du jésuite : l’abîme du dépassement foncier et résolu, au-delà de toutes les formes aimées du monde – même si elles peuvent toujours être comprises en un même sens tout à fait religieux –, vers le Dieu nu ; et ce qui au-delà de ce gouffre est aperçu et célébré en fait de gloire visible de Dieu, dans la nature et dans l’Eglise est un pur don, sans nécessité et sans relief particulier[19] ». La vision de la gloire divine est un don gratuit, loin de la contemplation première des réalités du monde. Cette contemplation ne va pas sans souffrances de la part du poète : « Il savait très bien que ce Dieu de majesté à qui la poussière créée doit louange, révérence et service est en même temps le mystère de la délicatesse la plus exquise, le cœur blessé du monde brisé d’amour dont parlent tant de poèmes [20] ».

Le monde d’Hopkins peut paraître lointain à nos sociétés sécularisées. Il procède d’une vision christocentrique dans laquelle le poète a sa place. Le poète participe en créant, en nommant au déploiement du mouvement du Christ vers son Père : « Tu m’as entendu, plus vrai que langue, confesser / Ton effroi, ô Christ, ô Dieu »[21].  En déchiffrant l’intention des choses et des êtres par le travail stylistique, le poète les désigne comme unies au Christ cosmique tout entier tourné vers le Père. Le poète invite ainsi le théologien à expérimenter la richesse ontologique du monde. De façon moins grandiose et en reconfigurant la relation entre le poète et le Christ dans un tutoiement fraternel avec lui-même, la poésie de Jean-Pierre Lemaire va le souligner. 

« Tu recules, gêné devant le don immense » (J.-P. Lemaire).

Jean-Pierre Lemaire (poète français, né en 1948[22]) grand prix de l’Académie française introduit dans la relation entre le poète et le Christ deux éléments essentiels : l’Ecriture comme médiation et l’expérience du mystère du Verbe dans la poésie du quotidien. « La poésie dépose ses bateaux de papier sur le courant obscur. Elle joue à l’écart sans troubler l’attente du Verbe en nos vies »[23]. Le mystère de la relation au Christ est abordé de biais par un geste du quotidien, une parole de l’Ecriture, un personnage évangélique. Le poète est dès lors placé dans une discrète réserve comme le montre ce texte tiré du recueil : Le chemin du cap.

Le clocher s’en va, il glisse vers le sud
Ou c’est toi qui nages vers lui sans l’atteindre
De la fenêtre à travers l’air morose
Comme vers la bouée au milieu des vagues
Un baigneur épuisé que le courant contraire 
tire par les pieds. Il semble t’attendre
immobile à présent, se rapprocher même
quand la lampe allumée derrière la rosace
te répète les mots que le prêtre prononce
peut-être à l’intérieur : « Ceci est mon corps
ceci est mon sang, prenez et buvez ». 
La coupe est offerte, il n’y a plus d’obstacle
Pour la main qui la tend – et toi, comme les Juifs
Qui trouvaient jadis ce langage trop fort
Tu recules, gêné devant le don immense[24]

Le poète part de l’expérience sensible de la nage et de l’illusion d’optique qu’elle procure. Les mouvements différents de la mer et de la nage faussent les perspectives. L’objet, ici un clocher, semble s’éloigner et se rapprocher. De cette expérience banale, le poète se projette en pensée de l’autre côté du vitrail où la lampe du tabernacle rappelle qu’un prêtre peut-être célèbre l’eucharistie. Le poème s’enrichit, par allusions, du texte de Jean 6 et de l’effroi causé par le discours de Jésus sur le pain de vie. Le poète garde l’étrangeté de l’expérience initiale pour dire sa distance (« Tu recules ») face au mystère livré (la main qui la tend) sans réserve (« la coupe est offerte, il n’y a plus d’obstacle).

Le poème offre une illustration de l’art poétique de Lemaire : une expérience du quotidien ouvre au mystère « de biais » (derrière une fenêtre) et renvoie le poète à sa propre audace, tout en le mettant en scène avec le tutoiement. Le poète reste à distance mais l’écriture du poème le renvoie au mystère même. On retrouve le même phénomène dans les poèmes de Lemaire consacrés aux personnages évangéliques[25]

A la différence d’Hopkins, la focale sur le mystère du Christ se fait moins cosmologique. L’écriture est une expérience physique du monde qui permet à celui-ci de respirer, ainsi qu’au poète. Ce dernier expérimente en la porosité du monde, une forme de rosée des choses qui ouvre au mystère[26] qui se donne. Comme Hopkins, un travail de conversion de ce que le poète observe, se fait, au moyen des Ecritures et laisse jaillir le sens. Le Christ est en retrait dans l’évocation du sacrement eucharistique.

« S’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé ».

Jusqu’ici nos analyses nous ont conduit seulement du côté des écrivains chrétiens de la poésie et d’une vision très théo-centrée du monde. La lecture du roman de Cormac Mc Carthy (La route) donne une perspective radicalement différente[27] et déroutante. Le monde n’est plus habité de la présence paisible de Dieu : une catastrophe planétaire, dont personne ne connaît la cause, l’a transformé en un chaos où les humains errent. Nulle interrogation sur le mystère de l’écriture : il faut seulement survivre. Le récit terrifiant et sans couleurs de Mc Carthy met en scène un père et son fils dans leur quête errante de la mer et du Sud. La forte relation père–fils rythme le récit. Le rôle du père est déterminant pour le fils. « L’enfant était tout ce qu’il y avait entre lui et la mort » pense le père. L’enfant est surtout ce qui les sépare, lui, et le reste du monde, de la barbarie. Le roman pose une question redoutable : qu’est-ce qui peut être sauvé dans un monde en ruines ? Et surtout, comment sauver ce qui mérite de l’être ? 

L’espérance d’un retour au monde d’avant est évacuée dès le début du roman. Si le souvenir et le rêve occupent une place essentielle, la possibilité de la transmission de la parole demeure. C’est la parole qui sauve pour un temps et peut-être pour toujours comme dans la scène finale : « le mieux, c’était de parler à son père et il lui parlait vraiment et il n’oubliait pas »[28].

Une série d’allusions bibliques au symbolisme christique parsèment le texte de Mc Carthy. Au début du roman, le père contemple le paysage dévasté : « Il ne savait qu’une chose, que l’enfant était son garant. Il dit : S’il n’est pas la Parole de Dieu. Dieu n’a jamais parlé »[29]. C’est la première fois que le père s’exprime au début du récit dont le cadre tragique vient d’être posé. La formulation négative de cette phrase inaugurale introduit malgré tout, ce qui est au cœur du roman : l’enfant est la parole. Cette phrase marque la possibilité de cette longue conversation entre le père et lui qui les maintient en vie et dans le monde des humains. L’immobilité et le silence signent la peur et la mort. La conversation même insignifiante permet la vie. Bien souvent, dans le roman, le père est bousculé par le fils qui le presse de questions. Le symbolisme christique s’exprime également lorsque l’enfant dessine sur le sable[30]. Cet exode à deux évoque de manière tronquée la fuite en Egypte, la mère décédée est présente dans les pensées de l’enfant qui la réclame souvent. 

Au-delà de ces images, Cormac Mc Carthy porte ses personnages comme s’il était quelque bon samaritain pris de pitié pour des êtres à terre. Il les porte sur cette route d’errance. Si demeure en vie le petit enfant, s’il ne perd pas la tête en contemplant la démence, le désespoir, la pestilence et le Mal absolu, lui-même condamné à se dévorer sans fin puisque la création a été ravagée, s’il parvient à conserver la parole, alors c’est que Dieu continue de parler puisque : « S’il n’est pas la Parole de Dieu. Dieu n’a jamais parlé ». Cet attachement à la parole est la marque de l’humain. Une fois au moins, Mc Carthy lie la sauvagerie de l’homme redevenu bête affamée à la disparition du langage réduit à quelques grognements. Dans la scène où le père vient d’abattre un homme qui voulait s’emparer de son fils, Mc Carthy écrit : « C’était à part le petit le premier être humain auquel il avait parlé depuis plus d’un an. Mon frère (…) Qui a fait du monde un mensonge, un mensonge de chaque mot ».

Ce qui mérite d’être sauvé, c’est la parole dans son oralité et également dans son dépouillement. L’auteur est d’une certaine manière le garant de ce salut de la parole y compris dans son extrême nudité. Sans évidemment s’identifier à la Parole, Mc Carthy est celui qui permet son dévoilement dans le roman. A distance d’une quelconque confession religieuse, La route conjoint les éclats d’une langue sauvée où l’essentiel est dit et ne peut mourir. L’écrivain est, selon l’expression de Léon Bloy, christophore en ce qu’il permet à travers ses personnages à la parole essentielle de se dire. Lorsque le monde est bouleversé, il ne reste que la puissance incandescente du Verbe magnifié par l’auteur.Ces trois regards très différents et trop rapides appelleraient beaucoup de compléments et de précisions. L’ordre choisi entre les trois auteurs insère un troisième terme naturel entre le Christ et l’écrivain, celui du monde. En Jésus, Dieu devient réalité expérimentable, la parole devient chair. A partir de ce mouvement du Dieu qui se fait chair, la parole n’a plus le même poids. Elle devient riche d’une densité ontologique qui peut ouvrir à l’absolu. Du point de vue théologique, la réalité est alors pensée à partir du Verbe : « La réalité naît de la Parole comme creatura Verbi et tout est appelé à servir la Parole » déclarait Benoît XVI dans Verbum Domini (§9). La création est le lieu de résonnance de la parole divine dans toutes ses dimensions. La réalité n’est pas neutre ou sans saveur. Une conséquence est la critique d’un certain réalisme qui consiste à s’en tenir au concret, à ce qui se constate : en comparaison les choses de Dieu deviennent irréelles et comme un monde secondaire dont on n’a pas vraiment besoin. Nous avons parfois forgés un concept de réalité qui exclut que le réel puisse laisser transparaitre Dieu : n’est considéré comme réel que ce qui est expérimentalement vérifiable. « La Parole de Dieu nous pousse à changer notre idée du réalisme : la personne réaliste est celle qui reconnaît dans le Verbe le fondement de tout » (§10). Nul doute que la littérature et spécialement la poésie par le regard singulier qu’elle pose sur les êtres et les choses participe de ce mouvement sacramentel de conversion des espèces du monde par le patient travail des mots.


[1] S. Parizet, (dir.), La Bible dans les littératures du monde, Cerf, Paris, 2017.

[2] La Bible dans les littératures du monde, volume 2, p.1279-1306.

[3] J. Saramago, L’évangile selon Jésus Christ, Seuil, Paris, 1991. On peut ajouter l’ouvrage récent de l’écrivain italien S, Veronesi, Selon Saint Marc, Grasset, Paris, 2017.

[4] C. Bobin, Le Christ aux coquelicots, Lettres vives, Paris, 2002.

[5] C.Peguy, Victor-Marie comte Hugo, Les cahiers de la quinzaine, XII, 1-2 ; Œuvres en prose complètes de Charles Péguy, édition établie, présentée et annotée par Robert Burac, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1992, p.256-258. Péguy se moque de l’hybris de Victor Hugo lorsqu’il compose Booz endormi, dans La légende des siècles

[6] F. Jourdan, Orphée et les chrétiens,  Belles Lettres, Paris, 2010.

[7] Jean 8, 8 : « Mais Jésus s’était baissé et, du doigt, il écrivait sur la terre. Comme on persistait à l’interroger, il se redressa et leur dit : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre. » Il se baissa de nouveau et il écrivait sur la terre » (Traduction AELF).

[8] A. Rimbaud, Œuvres complètes, édition établie par A. Guyaux avec la collaboration d’A. Cervoni, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2009, p.143.

[9] A. Rimbaud, Une saison en enfer, « Mauvais sang », Œuvres complètes, p.249.

[10] J.-B. Sèbe, Le Christ, l’écrivain et le monde. Théologie et œuvres littéraires chez Hans Urs von Balthasar, Cerf, Paris, Cogitatio Fidei 284, 2012.

[11] G.-M. Hopkins, « God’s grandeur », Grandeur de Dieu et autres poèmes, J. Mambrino, Granit, Paris, 1980, p.43. La bibliographie d’Hopkins est très complexe. L’édition de référence en langue anglaise G.-M. Hopkins, The poetical Works of G.-M. Hopkins, édition de W.H. Gardner, N.H. Mc kenzie, Oxford University Press, Londres, 1990 et pour la correspondance, C. Colleer Abbott, The correspondence of Gerard Manley Hopkins and Richard Watson Dixon, notes et introduction de C. Colleer Abbott, London, Oxford University Press, 1935 ; The letters of Gerard-Manley Hopkins to Robert Bridge, London, Oxford University Press, 1955 ; Further Letters of Gerard-Manley Hopkins including his correspondence with Coventry Patmore, London, Oxford University Press, 1956. 

[12] Signalons les activités importantes de la Hopkins Society sur son site : www.gerardmanleyhopkins.org, et son colloque annuel organisé  sur l’œuvre du poète. 

[13] « Lié-de-chair sera l’esprit de l’homme à son zénith. » dans le poème  « L’alouette encagée », Grandeur de Dieu et autres poèmes, p. 52.

[14] G.-M. Hopkins, « Beauté diaprée », Poème gallois. Sonnets terribles, traduction établie par R. Gallet, Paris, Orphée, La Différence, 1991, introduction de G. Hill.

[15] R. Gallet, G.M. Hopkins ou l’excès de présence, FAC, Caen, 1984, p.101.

[16] R. Gallet, p. 101. Ce vers du poème a des accents de psaume.

[17] H.-U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, Styles**, Aubier Théologies, Paris, 1972.

[18] H.-U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, Styles**, p. 250, lettre du 15 février 1879 citée par Balthasar. 

[19] H.-U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, Styles**, p. 247.

[20] H.-U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, Styles**, p. 251.

[21] G.-M. Hopkins, « Le naufrage du Deutschland ».

[22] Pour une première approche, J.-P. Lemaire, Le pays derrière les larmes, Gallimard, Poésie, Paris, 2016. Nous renvoyons au numéro 106 de Transversalités, DDB, Paris, 2008, consacré à J.-P. Lemaire et à l’article de C.-A. Baudin dans ce même numéro : Donner le jour. Le dialogue avec le Christ.

[23] J.-P Lemaire, Figure humaine, Gallimard, NRF, 2008, p.11.

[24] J.-P. Lemaire, Le chemin du cap, Gallimard, NRF, Paris, 1993, p.96.

[25] J.-P. Lemaire, Le chemin du cap : Simon le Pharisien, p.99 ; Nicodème, p.121 ; Pierre aux liens, p.123 ; L’exode et la nuée : Bartimée I, II, III, p.52-56 ; Figure humaine, Zacharie, p.41

[26] « Les outils sont là. Entre eux vibre l’appel d’une vie en son pauvre inachèvement qu’aucune œuvre ne cache ». J.-P. Lemaire, Le chemin du cap, p.54.

[27] C.Mc Carthy, La route, Editions de l’Olivier, 2008, traduction de F. Hirsch, The road, Alfred A. Knopf, 2006.

[28] C.Mc Carthy, La route, p. 244.

[29] C.Mc Carthy, La route, p.10.

[30] C.Mc Carthy, La route, p. 210.


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