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Bruno Demers – « Claude Geffré o.p. (1926-2017) – Professeur honoraire de l’Institut catholique de Paris – Théologien herméneute et théologien du pluralisme religieux »
Après quelques semaines de maladie, le théologien dominicain Claude Geffré est décédé à Paris, le 9 février 2017 à l’âge de 91 ans. Avec lui disparaît l’un des grands théologiens français de l’après Concile. Ses nombreuses publications et participations à des congrès internationaux lui ont valu d’être reconnu comme un acteur important du tournant herméneutique de la théologie et de la théologie du pluralisme religieux.
Né à Niort (Deux-Sèvres, France) le 23 janvier 1926, Claude Geffré entre au noviciat des dominicains de la Province de France en 1948. Après des études de philosophie et de théologie aux Facultés dominicaines du Saulchoir (1949-1955), à Étiolles, près de Paris, il obtient son doctorat en théologie à l’Angelicum (Rome) en 1957, avec une thèse sur Le péché comme injustice et manquement à l’amour. Il revient alors au Saulchoir comme professeur de théologie dogmatique jusqu’en 1968, en assumant la responsabilité de recteur des facultés à partir de 1965. En 1968 il devient professeur ordinaire à la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Paris où il enseigne la théologie fondamentale, l’herméneutique théologique et la théologie des religions jusqu’en 1996. De 1973 à 1984, il y est directeur du Cycle des études du doctorat. Nommé professeur honoraire en 1996, il devient directeur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem pour 3 ans.
Dès les débuts de la revue Concilium, son nom apparaît parmi les collaborateurs importants. Il est co-directeur de la section « Spiritualité » dès 1965, puis de la section « Théologie fondamentale » jusqu’en 1994. Pas moins de 25 éditoriaux et articles sont signés de sa main. Sa participation annuelle aux comités de direction de la revue l’amène à rencontrer des théologiens du monde entier en contact avec d’autres cultures, ce qui contribue fortement au développement de son intérêt pour les diverses traditions religieuses. Il publie certains de leurs ouvrages dans la collection Cogitatio fidei des éditions dominicaines du Cerf, à Paris. Il la dirige de 1970 à 2004 avec le souci de faire connaître au public francophone non seulement la théologie allemande et américaine mais aussi les théologies de la libération, les théologies du tiers-monde en général, les théologies féministes, etc.
Théologien herméneute
Claude Geffré commence à enseigner en 1957, à l’époque où l’enseignement de la théologie chez les dominicains avait pour base le commentaire de la Somme théologique de saint Thomas. Assumant la tâche de Régent des études de 1965 à 1968, il est au cœur des fermentations multiples occasionnées par la conjonction de l’après Concile et de mai 1968. Quand, la même année, le doyen de la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Paris, Jean Daniélou, sj, l’invite à l’intégrer, il accepte. Il prend rapidement en charge l’enseignement d’Henri Bouillard, sj, en théologie fondamentale. En 1973, la Faculté de théologie se transforme en UER (Unité d’études et de recherche) de Théologie et de Sciences religieuses. Claude Geffré devient alors le premier directeur du Cycle des études du doctorat. En 1977, il procède à la signature « historique » d’une convention entre l’Institut catholique de Paris et la Sorbonne pour l’obtention d’un Doctorat conjoint de théologie catholique et de sciences religieuses avec l’Université de Paris-IV, dont Michel Meslin est alors le représentant.
C’est sur l’arrière-plan de ces grands changements sociétaux et institutionnels que se comprend le tournant herméneutique de la théologie de Claude Geffré (Un nouvel âge de la théologie, Paris, Cerf, coll. Cogitatio fidei 41, 1972 ; Le christianisme au risque de l’interprétation, Paris, Cerf, coll. Cogitatio fidei 120, 1983 ; Croire et interpréter : Le tournant herméneutique de la théologie, Paris, Cerf, 2001). La théologie ne peut plus se contenter de justifier le dogme au moyen de l’Écriture, comme elle le faisait dans l’approche classique. Elle s’ouvre au monde et à l’histoire. Elle devient une interprétation, c’est-à-dire un déchiffrage du sens de la Parole de Dieu en rapport avec l’expérience historique d’aujourd’hui. Le théologien herméneute est un interprète à la fois de la Parole de Dieu et de l’existence humaine. C’est au point de rencontre entre la Parole de Dieu et la portée révélatrice de toute expérience humaine authentique que jaillit une nouvelle interprétation du christianisme. Les nouveaux états de conscience de l’humanité, comme la conscience que l’humain a de son corps et de son droit au bonheur, ou la conscience d’un pluralisme insurmontable dans l’ordre de la vérité commandent une réinterprétation créatrice du message chrétien. La non prise en compte de ces états de conscience conduit à des crises graves qui pourraient être évitées.
L’énigme de la condition humaine est toujours à déchiffrer. Le tournant herméneutique de la théologie impose au théologien de demeurer en dialogue constant non seulement avec la philosophie mais aussi avec les sciences humaines. De plus, la réinterprétation vivante du christianisme dans son ambition catholique, c’est-à-dire universelle, doit tenir compte de la pluralité des expériences ecclésiales liées à des cultures différentes.
Théologien du pluralisme religieux
En continuité avec cette façon de voir la vocation du théologien comme herméneute, Claude Geffré s’intéresse aux grandes religions du monde. A ses yeux l’expérience historique du début du XXIème siècle n’est pas seulement constituée des phénomènes de l’athéisme et de l’indifférence religieuse mais aussi de la pluralité insurmontable des traditions religieuses.
Dès 1977, il fait partie du Groupe de Recherche Islamo-chrétien (jusqu’en 1993) qui lui permet de nouer des amitiés exigeantes avec un certain nombre d’intellectuels musulmans dont Mohammed Arkoun. L’Institut catholique de Paris lui confie l’enseignement de la théologie des religions non-chrétiennes à la suite de Pierre Massein, osb, en 1985. Il contribue à la naissance de la Section française de la Conférence mondiale des religions pour la paix et devient membre du Conseil international de cette Conférence (1985-1995). Pour Claude Geffré, après la rencontre d’Assise de 1986, un théologien ne peut pas ne pas tenir compte de la possibilité que les religions puissent être désormais un facteur de paix et non pas de violence et de conflits. Plus encore, il importe de traiter théologiquement de leur présence et de leur activité dans la vie du monde. Claude Geffré choisit alors de parler d’une théologie du pluralisme religieux et pas seulement d’une théologie des religions (De Babel à Pentecôte : Essais de théologie interreligieuse, Paris, Cerf, coll. Cogitatio fidei 247, 2006). Il veut se ternir à distance d‘une théologie du « salut des infidèles » où on ne s’intéressait aux non chrétiens que dans la perspective de leur salut éternel. Loin de concentrer la réflexion sur les chances ou non chances de salut pour ceux qui n’appartiennent pas à l’Église, il compte essentiellement de s’intéresser aux religions dans ce qui les constitue, c’est-à-dire dans leur positivité historique : leurs croyances, doctrines, pratiques, valeurs. Geffré est travaillé par une interrogation : ce pluralisme observé de fait dans la réalité ne renvoie-t-il pas à un pluralisme de principe correspondant à un vouloir mystérieux de Dieu?
Loin de vouloir voir des valeurs chrétiennes implicites dans les valeurs des autres traditions, Claude Geffré préfère les envisager et les désigner comme christiques, c’est-à-dire comme ayant un lien secret avec le mystère du Christ. Elles trouveront leur accomplissement dans un au-delà de l’histoire. Son dernier livre (Le christianisme comme religion de l’Évangile, Paris, Cerf, 2012) s’intéresse à l’originalité du religieux évangélique dans sa différence avec le religieux archaïque de la plupart des religions et même du religieux sacrificiel d’une certaine théologie chrétienne classique. Il cherche à cerner davantage ce religieux différent dont témoigne le paradoxe évangélique et qui constitue la différence chrétienne dans le concert des religions du monde.
Au long d’une carrière qui s’étend sur presque 60 ans, Claude Geffré a été professeur invité aux Universités de Louvain, Fribourg, Ottawa, Montréal, Sherbrooke, Atlanta, Kinshasa, Yaoundé. Il a été fait Docteur honoris causa de l’Université de Sherbrooke (2003), de l’Université Laval (Québec – 2004), du Collège universitaire dominicain d’Ottawa (2010). Il n’a cessé d’apporter son expertise au sein de la Commission de philosophie du Centre national des lettres de Paris (1987-1991), du Comité de rédaction de la Revue d’Éthique et de théologie morale « Le Supplément », du Comité de rédaction de la Revue Laval Théologique et philosophique, du Comté de rédaction de la Revue Sciences et Esprit. Il a aussi été vice-président de la section française de l’Association européenne de théologie catholique (AETC) de 1990 à 1998 et membre de l’Académie internationale des sciences religieuses.
Sa bibliographie, dans son dernier livre Le christianisme comme religion de l’Évangile – publié en 2012 – compte plus de 500 entrées incluant 9 volumes dont certains traduits en plusieurs langues. Parmi eux, deux sont des recueils d’homélies.
Dans ses dernières publications, Claude Geffré décrit le théologien comme celui qui est invité à déchiffrer le projet historique de Dieu sur l’humanité. Il doit veiller sur la parole chrétienne pour qu’elle reste capable d’affirmer sa différence face aux discours politiquement et moralement corrects des sociétés. Et il doit tout faire pour assurer le relais de la mémoire chrétienne au plan des contenus croyables tout comme à celui des pratiques signifiantes.