« Vérité, respect du singulier et universalité dans le dialogue » – F. Bousquet

« Vérité, respect du singulier et universalité dans le dialogue »

par: François Bousquet


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Comment ne pas être enthousiaste pour la recherche commune qui nous est proposée, celle d’une universalité qui respecte l’altérité de « l’autre », dans ce qu’elle peut avoir d’irréductible, tout au cours d’un dialogue en vérité ? Certes c’est aborder là des réalités, tout autant qu’une conceptualité, redoutablement complexes. Mais s’efforcer de penser juste commence à transformer les choses.

Des étapes peuvent être balisées. Regardons d’abord ce qu’on peut entendre par une « vérité plus grande ». Regardons ensuite comment qualifier un universel où soit respectée l’altérité de « l’autre ». Regardons enfin trois « lieux » d’expérience d’un pluriel qui ne soit pas sans unité. Nous en tirerons alors quelques conséquences pour le dialogue interreligieux.

1. La recherche d’une vérité plus grande

Le problème n’est pas celui de l’universalité de la raison, mais de l’universalité d’une raison plus vaste, qui se laisse chercher sans que l’on renonce aux exigences de chaque ordre (au sens pascalien du mot « ordre »). L’ordre de la connaissance, où la raison analytique exige logique et cohérence ; l’ordre éthique qui est celui de la vérité comme tâche, quand « faire la vérité » est traiter l’autre non pas comme objet, de désir ou de connaissance, mais comme un sujet. Enfin la vérité ultime, qu’on appellera d’ordre religieux, qui juge toutes les autres, sans amoindrir les exigences noétiques ou éthiques, et qui se résumerait bien dans l’adage veritas in caritate. Une vérité qui n’advient pas seulement au terme, mais se trouve déjà dans le chemin, par la décision de s’y rapporter absolument, comme la seule « vérité pour laquelle vivre et mourir », comme dit Kierkegaard[1].

[1] Journal, I A75, in : Søren Kierkegaard, Journal (Extraits), 1 (1834-1846), traduits du danois par Knud Ferlov et Jean-J. Gateau, Paris, NRF Gallimard, 1986, p. 51.

Deux questions ici doivent être sériées : d’abord, la question des harmoniques de la vérité selon trois ordres ; puis, dans le domaine religieux, la question du statut des révélations ou sagesses qui se présentent comme vérité ultime et indépassable.

Les harmoniques de la vérité qui se distribue selon trois ordres distincts n’éveillent pas suffisamment l’attention. Notre époque fait prédominer en tous domaines le niveau de l’objectivité, parce qu’il est la condition même de la science, des savoirs vérifiés, qui intéressent par leurs application pratiques, technologiques. Mais l’éthique demande des sujets. Le malheur ici est que les questions éthiques sont ramenées trop vite à des questions techniques. Mais encore faut-il vouloir ce qui demande un changement. La terre est à tous : oui, mais encore faut-il le vouloir. La guerre doit cesser : oui, mais qui le veut vraiment ? La vérité est ainsi tâche éthique, qui ne se contente pas de l’objectivité, mais veut rendre chacun et tous sujets de leur histoire et de leur destin.

Vérité noétique, vérité comme tâche éthique : c’est déjà tout un programme. Mais on ne peut s’arrêter là. Car on change d’ordre avec la vérité religieuse, dans la mesure où la pluralité des éthiques pose une question ultime : qui est exclu de la valeur ? Il y a des éthiques aristocratiques, fort nobles, celle des samouraïs ou des stoïciens par exemple ; mais qu’en est-il de celui qui est sans ressources, en lui-même ou par les circonstances, le paria hors caste, le « sans » (sans domicile, sans papiers, sans droits), le blessé par la vie ? Dans le christianisme, la vérité la plus haute est Dieu, comme le dirait n’importe quel théologien, mais pas Dieu abstraitement, Dieu avec son visage humain de Crucifié, un Dieu qui fait corps à jamais avec le plus perdu. Et cette valeur-là juge toutes les autres. En même temps, évidemment, une vérité présentée comme d’ordre religieux qui ne serait pas éthique est disqualifiée (par exemple un dieu dont on revendiquerait l’autorité pour mettre à mort), tout comme une éthique qui omettrait le patient travail de la noétique, de ses analyses précises et concrètes. La requête d’universalité s’impose donc pour les valeurs éthiques, elle se redouble quand il s’agit du choix fondamental, qui ne peut se dispenser d’être éthique ni d’être raisonnable, dans la confrontation des différences et le respect de l’altérité de « l’autre ». Mais dans chacun des ordres, et à travers leur enchainement, prime la recherche de la vérité plus grande.

Deuxième registre annoncé : dans le domaine religieux, la question du statut des révélations ou sagesses qui se présentent comme vérité ultime et indépassable.

La question du statut de la révélation dans une culture du débat mérite réflexion. En effet, la parole échangée (parole, c’est-à-dire raison articulée, cohérente, non-contradictoire ; et échangée, c’est-à-dire en dialogue) répond aux deux intérêts les plus puissants de nos contemporains : la science ou plutôt les technologies qu’elle permet, et la politique ou la démocratie. En somme ce qui donne pouvoir sur les situations. Sur ce point les religions « à révélation » ont beaucoup à se dire. Un adolescent disait un jour : « la religion, c’est des réponses toutes faites à des questions que je ne me serais jamais posées ». Ce jeune insolent avait raison : car c’est la définition même de la religion traditionnelle, pour lesquelles la tradition ou la coutume fournit les réponses avant même toute question. Judaïsme, Christianisme, Islam ne s’en sortiront dans le monde moderne qu’en revenant à leur différence de religion émergente au sein des religions traditionnelles, ou fonctionnant comme telles. Cela leur demande de présenter la Révélation dont elles se recommandent non pas comme des réponses qui précédent toute question, mais comme la prise au sérieux de la question que Dieu lui-même pose aux humains. Dans le Christianisme cette question est unique et double : qui dis-tu que Je Suis ? et : où es ton frère ?

Mais on ne prend pas assez garde non plus, dans les traditions religieuses qui sont des sagesses (qu’on pense ici à l’Asie indienne ou à l’Asie chinoise), au fait qu’une remise en question des principes mêmes de ces sagesses s’impose. Car on ne peut arrêter la quête d’une vérité plus grande devant des sagesse, millénaires, vénérables, et humanisantes, là où pourtant elles invitent à de pseudo-harmonies, justifiant l’injustifiable. Les castes ont leurs raisons d’être profondes, mais le souci des hors-castes doit purifier la part de vérité qu’elles portent. La société ultra-hiérarchisée de Confucius ne doit pas sacraliser la gérontocratie et préférer l’élite aux masses, ni favoriser l’obéissance aveugle de ceux qui pourtant ont été formés comme lettrés ; les vertus d’humanité et de compassion, la vraie sagesse sont plus fortes que ces défauts. Certes la vérité est auto-évidence, veritas index sui, et falsi, mais il est des pseudo-évidences, sociales ou de coutume, qu’une recherche de la vérité plus grande peut et doit remettre en cause.

2. Un universel qui respecte l’altérité de « l’autre »

Nous ne devons pas nous tromper d’universalité, dont la spécification a toujours des conséquences concrètes. Pour le rapport entre l’universel et le singulier dans le dialogue, la première question à se poser est : de quelle universalité parlons-nous ? Axiome de base : l’universel n’est pas le « général », qui s’obtient par abstraction des particularités, selon la logique classificatoire. Celle-ci, comme chez Aristote déjà, s’obtient par emboitement de l’individu dans l’espèce puis le genre. En fait, l’universel le plus décisif, comme chez Platon et les Néoplatoniciens, est celui qui engendre, au niveau de la constitution de l’être, et de l’exigence des valeurs. Le genre n’est pas un résidu par abstraction des déterminations, mais ce qui engendre la diversité de ces déterminations. 

On exclura d’abord les mimes de l’universel concret, si l’on pense au Coca-Cola, ou ce que produit une économie mondialisée. Le cas de l’argent est plus subtil. Paradoxe en ce qu’il est quasi abstrait (quelques signes sur des écrans) et très concret (il peut se transformer en quasi tout), justement c’est ce quasi qui est la faille : on peut tout acheter, sauf ce qui n’a pas de prix, l’amour, le génie ou l’inspiration, et l’autre…

Précisément, si le respect de l’altérité de l’autre est ce que nous cherchons comme dimension d’un universel concret, quels exemples trouver de cette articulation spécifique ? Ils ne manquent pas, pourvu que soient présentes des relations dans lesquelles les sujets en rapport se définissent mutuellement par un rapport sans fusion, dans la joie d’une communion dans la différence maintenue.

Cette dernière formulation trahit son origine de la théologie trinitaire, mais est féconde dans tout ce qui s’ensuit : par exemple la création ad extra, où Créateur et créature sont différents d’une autre manière que celle des personnes en Dieu, mais où le processus de création obéit au même principe : se réjouir de la communion dans la différence maintenue. Il existe un nœud de relations dans notre expérience concrète, qui pourrait être très inspirant : tout simplement la famille, où se croisent la relation de couple, avec le masculin-féminin ; l’engendrement et la relation de filiation, dans une lignée où se succèdent les générations ; et encore la relation de fratrie, et les relations collatérales, tout aussi importantes, car nulle famille n’est une île, les amitiés et compagnonnages de vie et de travail. 

Qu’en tirer ? Le masculin et le féminin n’existent que l’un par l’autre, sans que leur identité les sépare, puisqu’au contraire elle les conjoint. C’est aussi que leur joie est la vie plus grande, qui est reçue et à transmettre, les générations étant l’exemple même du genre qui engendre au lieu de séparer. Ce qui est commun est relation au plus grand : nul n’est sans père ou mère, et peut le devenir à son tour, mais il ne peut être son propre père : il est toujours-déjà précédé. Cela se déploie dans un processus aimant qui déborde l’unité accomplie : il s’agit de désirer, mettre au monde, prendre soin, et laisser aller. [2] Les fidèles des religions dans leur dialogue ne pourraient-ils s’interroger mutuellement sur le désir profond, et qui déborde les malfaçons historiques, concernant la vie plus grande qu’ils veulent transmettre ? Ensuite si ce qu’ils mettent au monde est une bénédiction pour le monde ? Et encore, comment ces fidèles des religions pourraient contribuer à partir des ressources spirituelles qui sont les leurs à prendre soin du monde. Enfin comment les institutions qui sont les leurs ne ramènent pas à elles-mêmes mais laissent aller à leur autonomie souhaitable les personnes et les cultures ? Le respect de l’altérité de l’autre est partout le meilleur indicateur de transcendance, au lieu de se borner à la reproduction du même.

[2] Cf. François Bousquet, « Générativité : la joie de transmettre la vie », in : Culture e Fede, vol. XXIII, 2015, n° 2, Pontificium Consilium de Cultura, Civitas Vaticana, pp. 146-156.

Quand la filiation commune est en débat, c’est l’élargissement toujours plus grand de la fraternité, des solidarités, qui fera progresser la poursuite d’un universel concrètement défini non par le nombre ou la masse, mais par le fait de ne laisser personne exclu du salut. Pour voir la profondeur du principe de genèse des religions, rien ne vaut de mesurer jusqu’où s’étend la solidarité des êtres, tandis qu’ils se déploient dans le multiple.

3. Des lieux d’expérience d’un pluriel dont l’unité est transcendante

Une vérité plus grande, une universalité qui respecte l’altérité de « l’autre », voyons ce qu’apporte notre expérience d’un pluriel dont l’unité est transcendante, et qui donc permet d’espérer des convergences respectant les différences fécondes. On retiendra trois expériences : celle des transcendantaux, celle du langage et des cultures (au confluent de la traduction qui conjoint le même et l’autre), celle enfin des profondeurs de la personne au sein d’une humanité où chacun est unique et tous sont solidaires.

3.1. Les transcendantaux, déclinaison paradoxale de l’absolu dans le relatif, et indices pour la conversion du meilleur

Personne ne peut se passer de vérité, de beauté, de bonté ou du bien, ni d’unification du multiple : il en va de l’orient de nos vies, de ce qui nous permet de nous orienter, de fabriquer des trajectoires de sens. Pourtant, que l’on ne puisse parler de l’être sans évoquer le bien, le beau, le vrai, l’un, et sans qu’on puisse les réduire l’un à l’autre alors qu’ils communiquent, est tout-à-fait remarquable.

On ne peut se passer ici de la catégorie de mystère, qui définit toute réalité à laquelle Dieu prend part[3]. Le mystère n’est pas ce qui arrête la pensée, mais au contraire ce qui donnera toujours plus à penser et à vivre. Cet excès du mystère, dans sa double caractéristique de transcendance et d’intériorité, typique de la vérité (comme le disait Platon, ou comme saint Augustin le disait de Dieu, interior intimo meo et superior summo meo[4]), peut nous intéresser si nous considérons les transcendantaux comme une déclinaison paradoxale de l’absolu dans le relatif. Il y a là un pluriel qui n’incite pas au relativisme.

[3] Cf. Chemins de Dialogue, n° 20, Marseille, ISTR, 2002, p. 14, note 35 de Jean-Marc Aveline.

[4] Saint Augustin, Confessions, III, V1, 11.

L’être n’est pas seulement être, il est bon, il est vrai, il est beau, sans cesser de tendre vers l’un. Ces qualités de l’être, qui tiennent à son mystère, ne sont pas des chemins séparés même s’ils sont distincts. Ils passent l’un dans l’autre, ens et bonum convertuntur. Les Grecs déjà sentaient déjà qu’aucun ne suffit à exprimer la plénitude, lorsqu’ils parlaient du kaloskagathos, du bel et bon. Il est tout-à-fait significatif que le sens de l’Être n’est pas nommé seulement avec la poursuite ou le désir du Bien, mais aussi comme Beau, Vrai, et Un. On peut dire plus : s’ils sont distincts sans être séparables, c’est parce que leur distinction même est un appel à ce que tout ce qui se considère comme plénitude cherche la plénitude plus grande de l’être dont ils expriment la puissance de déploiement. En ce sens, la diversité irréductible des transcendantaux manifeste non pas la diversité irréductible des chemins dont chacun se suffirait à lui seul, mais au contraire, contre tout relativisme, l’appel à un plus être. Qu’est-ce qu’une beauté qui ne serait pas bonne, qu’est-ce qu’une bonté qui ne serait pas vraie ou juste, qu’est-ce qu’une vérité qui ne serait pas belle et bonne ? Ce processus inlassablement poursuivi, d’un être qui garde sa part de mystère et donc de découverte et d’avenir, va de pair avec le refus d’un achèvement qui en fait ne serait pas adéquat à la richesse, à la profusion, au déploiement d’une puissance qui est au-delà de tout. Ainsi l’image du Créateur dans les créatures est-elle de les attirer vers la vérité plus grande, la bonté la plus gratuite, la beauté la plus parlante, l’unité fondamentale au-delà de toutes les stratégies ou poursuites d’intérêts secondaires, quand même ils seraient nobles. 

Que tirer alors de l’expérience des transcendantaux pour le dialogue interreligieux ? Qu’il y a, dans les réalités qui touchent l’esprit (la capacité de vérité ; le libre impératif de choisir le bien ; la contemplation opérante du beau ; le désir de s’unifier sans perdre le divers créatif, en passant du chaos à l’harmonie ; l’espérance de l’être dont la plénitude est dans la relation et non la solitude) de quoi saisir un pluriel qui va dans le sens d’un universel concret au lieu de tout relativiser. Peut-on imaginer que dans le dialogue, aucune tradition ne renonce au plus haut et au meilleur de ce à quoi elle tient, mais se laisse toucher par l’appel qu’elle entend chez « l’autre » et qui consonne avec l’Esprit qui l’anime elle-même ? Nous avons beaucoup à nous dire, non pas seulement sur nos différences dans ce que nous appelons vrai, beau, bien, mais sur la source transcendante de cet Unique, qui nous permet de convertir même le meilleur. Nous y apprendrons comment l’unicité ne peut être que miséricorde, que l’alliance ou l’élection n’a son sens plénier que si elle est pour tous, que l’incarnation redouble la transcendance, interdit l’idolâtrie, et conjoint l’admiration du Tout-Autre à l’amour des autres. Mais aussi entre traditions abrahamiques et l’immense et millénaire continent des sagesses asiatiques, nous aurons à confronter nos approches de l’illusion et de l’éveil, de la non-dualité en rapport avec l’unité trinitaire, notre approche du corps et du temps, et finalement de ce qu’est la vie comme éternelle. Nous aurons appris, dans notre pratique des transcendantaux, que l’Esprit qui nous anime les uns et les autres travaille aux jointures[5], et appelle à convertir le meilleur. 

[5] Comme le dit l’Écriture pour la Parole de Dieu, cf. Heb 4, 12-13.

3.2. Langage et langues, culture et cultures : l’école de la différence comme relation, relation qui demeure pourtant ouverte à l’intraduisible, au mystère de l’autre

Plus brièvement, abordons deux autres expériences d’un universel qui se laisse approcher concrètement dans le respect d’une altérité qui est positive. La première est celle de l’articulation entre le langage et les langues (ou des cultures, au pluriel, qui donnent visage à la culture, en tant qu’humanisation de la nature). C’est d’autant plus intéressant que nous voilà dans le champ de la communication. Dans le dialogue, la parole échangée grâce au langage, on rencontre aussitôt la diversité des langues. Avant de dire qu’il s’agit de Babel ou de la Pentecôte, on peut regarder les paradoxes de la traduction.

Toute traduction s’efforce de transposer, dans le monde d’arrivée pour lequel le texte est traduit, le plus grand nombre possible d’harmoniques du monde de départ qui est celui du texte traduit.  Il y a donc de l’irréductible, et pourtant il y a communication. La parole comme communication entre personnes, et non simple transfert d’information, la parole « adressée » et accueillie, ne peut permettre aux individualités de se rencontrer sans passer par l’élévation à l’universalité du langage. Mais un universel visé à travers l’adoption de codes linguistiques (un vocabulaire, une syntaxe, une grammaire) qui demeurent multiples et particuliers.

S’efforcer de comprendre l’autre comme il se comprend lui-même reste une des clefs du dialogue interreligieux. En même temps s’imprégner du monde de l’autre nous fait découvrir que ce que nous nous efforçons de traduire nous déborde, nous séparant et nous réunissant à la fois. Et dans cet effort nous est donné encore, pour reprendre la formule, la joie de la communion dans une différence maintenue, mais qui n’est plus seulement une différence entre nous, mais notre différence, que nous considérons ensemble, avec le Plus Grand.

La multiplicité des langues, tout comme d’ailleurs la profusion extraordinaire des modes humains de signifier, de multiplier les signifiants, n’est pas une dégradation de l’histoire humaine : c’est, positivement, une école de la différence en relation, dans un exercice sans cesse repris de traduction qui reste ouvert à l’intraduisible, au mystère de l’autre, et du Tout-Autre qui nous distingue et nous relie. En se comprenant mutuellement on a compris qu’on n’a pas fini de comprendre, et cette expérience est salubre, qui interdit de réduire l’autre au même, supposé toujours déjà bien connu.

3.3. Les profondeurs de la personne : les personnes et les cultures comme relationnelles

Ceci conduit naturellement à une troisième expérience commune : celle des profondeurs de la personne. Cette fois la formule est : chacun unique et tous solidaires. C’est ce paradoxe qu’il faut méditer. Certes c’est l’Esprit qui fait la différence entre les choses, pour les êtres charnels et spirituels tout ensemble, mais il est aussi celui qui fait le lien, qui permet d’établir les rapports. Il faut dire aussi que la relation étant l’unité de l’unité et de la différence, c’est la vérité de la relation qui l’élève à cet universel de la communion dans la différence maintenue. C’est pourquoi mettre en valeur la relation en sa vérité n’est pas devenir relativiste.

Dans le discernement on progresse en repérant les différences qui ne doivent pas être sacralisées, car il y a des revendications de la différence, rustiques ou subtiles, qui sont en fait volonté de refuge : chacun chez soi, se protégeant de l’autre. A l’inverse, la différence qui induit une relation suppose une qualité commune, communauté d’être ou intérêt mutuel, et s’exprime par un dynamisme où l’altérité réciproque devient positive en se faisant genèse d’un plus être en étant ensemble, en communiquant ou en œuvrant ensemble. 

L’altérité de l’autre nous atteint quand nous consentons à nous réinterroger sur ce que nous pouvons ou non appeler ensemble les profondeurs de la personne. Pour les chrétiens, le Dieu Unique n’est pas une solitude, ni la personne une île ; la loi trinitaire est la loi unique, qui détermine ce qu’est aimer dans le verbe partager, qui conjoint donner et recevoir ; dès lors se laisser atteindre par l’altérité de l’autre demeure un universel de source, pour que la vérité soit bien en même temps la voie et la vie, qu’elle soit au terme et dans le chemin. 


Auteur

François Bousquet, recteur de Saint-Louis-des-Français à Rome, est membre du Conseil pontifical de la culture, consulteur du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. Ancien vice-recteur à la recherche de l’Institut Catholique de Paris. Philosophe et théologien (Théologie fondamentale et Théologie des religions). 

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