Dilek Sarmis
« De la centralité du référent islamique à sa nationalisation : islam et populisme dans l’histoire de la Turquie »
Thierry-Marie Courau, Susan Abraham, Mile Babić
Concilium 2019-2. Populismus und Religion
Concilium 2019-2. Populism and religion
Concilium 2019-2. Religiones y populismo
Concilium 2019-2. Populismo e religione
Concilium 2019-2. Religions et populisme
Concilium 2019-2. Populismo e religião
Le concept politique et analytique de « populisme » se réfère à des réalités diverses et s’est forgé au gré d’expérimentations historiques et nationales différentes. Dans sa structure d’ensemble, il renvoie à des phénomènes de gestion politique et idéologique opposant un « peuple » aux élites qui le gouvernent. Dans la perspective d’une exploitation politique de cette opposition plus ou moins construite dans les discours des acteurs, et plus ou moins fondée en contexte, ont été mobilisés des outils identitaires parmi lesquels on trouve la religion avec ses variables contextuelles et historiques.
A cet égard, l’histoire et l’actualité de la Turquie permettent d’entamer une réflexion sur les relations entretenues entre la religion et la mobilisation de référents de type nationaliste et populiste. Par « religion », nous désignons dans le présent article à la fois des pratiques et des outils. Les pratiques sont celles des individus qui se rattachent à une foi assumée ou à une culture régionale ou nationale qui contribue à leur identité. Les outils sont intellectuels et politiques. Ils sont mobilisés par des acteurs des champs correspondants (hommes politiques et leurs relais : corporations, journalistes, mais aussi universitaires et intellectuels – théologiens, philosophes, écrivains) en vue de produire des discours et des théories relatifs à l’individu dans le contexte de son espace politique, national et culturel. Nous abordons l’histoire de la place de l’islam dans les politiques républicaines, en Turquie, pour éclairer comment s’est fait le passage à ce qui s’y présente aujourd’hui comme une concomitance entre une forme de nationalisme et une forme d’islam politique.
1. La Turquie républicaine
Rappelons quelques moments-clés de l’histoire de la Turquie républicaine. Le régime impérial du sultan auquel succède la République a été défait en 1918. Ceci donna lieu à l’occupation d’Istanbul par les puissances étrangères et à une guerre de libération dirigée par Mustafa Kemal – futur Atatürk, qui aboutit au traité de Lausanne du 23 juillet 1923 et fixa les limites territoriales de la nouvelle Turquie. Cette guerre devint assez vite un mythe fondateur de la nation nouvelle. La proclamation de la République turque le 29 octobre 1923 aboutit à une série de réformes faisant coïncider la question de la modernité révolutionnaire avec celle de la gestion du religieux : abolition du califat et nouvelle constitution en 1924, fermeture des confréries religieuses en 1925, adoption du code civil inspiré du modèle suisse en 1926, nouveau code pénal, adoption de l’alphabet latin et du calendrier grégorien en 1928. Ces réformes d’ordre institutionnel furent accompagnées de réformes à forte charge symbolique touchant au vêtement (interdiction du fez et adoption du costume et du chapeau occidentaux) et au patronyme[1].
La constitution s’est durant ces années-phares progressivement forgée autour de six concepts, appelés les « six flèches (altı ok) » : en 1927, « républicanisme », « populisme[2] », « nationalisme » et « laïcité », auxquels s’ajoutent en 1931 « étatisme » et « révolution ». Avec eux l’État-nation se dote de principes téléologiques soutenant le système de parti unique et le culte du chef organisé autour de la figure de Mustafa Kemal, « Atatürk » le Turc-père, figure paternelle et quasi-divine décidant des patronymes et du temps. Très vite la République impose un imaginaire historique. L’Institution pour l’histoire turque (Türk Tarih Kurumu), créée en 1931, construit une narration nationale idéologique et messianique, empruntant partiellement aux travaux des orientalistes de la Turquie, et dont les référents sont anté-islamiques, évitant toute transitivité avec l’Empire ottoman, grand refoulé de cet Etat. Une réforme de l’université lancée en 1933 réorganise les départements universitaires et aboutit à une purge massive des enseignants issus de la période ottomane et au recrutement de professeurs allemands – juifs pour nombre d’entre eux – fuyant le nazisme. La théologie disparaît de l’université, et les intellectuels et enseignants du supérieur du pays sont invités à travailler conformément à l’idéologie du parti unique et aux intérêts de la révolution kémaliste. La religion est structurellement mise sous contrôle de l’État. En 1925, les confréries religieuses, puissantes structures de maillage de la société ottomane et relais d’action politique potentiellement importants, sont interdites, empêchant la maintenance d’un pouvoir alternatif parallèle non contrôlé. La laïcité turque réside avant tout dans une mise sous tutelle, et non seulement un transfert dans la sphère privée, de la religion ; le projet républicain n’ayant en réalité jamais impliqué, à rigoureusement parler, sa disparition de l’espace socio-politique.
L’historiographie, tout comme l’imaginaire autour de cette histoire turque réformatrice, insiste de ce fait considérablement sur le mouvement de sécularisation et de laïcisation de la Turquie kémaliste, parfois interprété à tort comme une sortie de la religion[3]. Par contraste, on note une insistance parmi les journalistes et les politologues actuels sur la Turquie sur un « retour au religieux », une « islamisation », analysés comme accompagnant ou expliquant l’arrivée au pouvoir, en 2002, du gouvernement actuel de l’AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi – Parti de la Justice et du Développement), régulièrement réélu depuis. Considéré au début des années 2000 comme le meilleur modèle d’un pays musulman devenu compatible avec les normes européennes, il est depuis quelques années controversé, aussi bien en Turquie qu’en Europe. Le gouvernement AKP y est désormais vu tantôt comme un mouvement politique populiste exploitant la religion à des fins de renforcement de son pouvoir, tantôt comme un outil de l’islamisme idéologique. Ces deux dimensions prêtées à la politique de l’AKP, qui relèvent de deux dynamiques politiques différentes – l’une utilitaire et l’autre idéologique, sont néanmoins susceptibles d’y cohabiter effectivement au gré des sensibilités des représentants du parti. Aussi, les analyses contemporaines présentent volontiers l’expérimentation AKP comme une rupture avec l’expérience kémaliste.
2. Kémalisme et religion
Cependant – et bien que chez certains dirigeants de l’AKP la distance soit assumée avec la laïcité kémaliste[4], la considération de certaines ruptures – en particulier institutionnelles et symboliques, mérite d’être nuancée par une réévaluation historique de la place du religieux dans l’histoire de l’Etat kémaliste. Le répertoire des discours et des actions du gouvernement actuel emprunte, en effet, à l’héritage nationaliste et à la structuration de l’action politique élaborés au cours de la période kémaliste.
Un motif récurrent de l’histoire de la Turquie réside dans l’identification entre modernisation et sécularisation. La modernisation de la Turquie est alors réputée redevable au changement culturel et épistémologique qui mettait au pas les institutions religieuses. Pourtant, à contre-courant de l’idée répandue d’une rupture avec l’islam et malgré la rupture républicaine avec le régime impérial et califal d’avant 1918, il convient de considérer la permanence dans les cercles intellectuels – au-delà de la rupture républicaine de 1923, de discours sécularisés[5] sur le religieux (din) et la morale (ahlâk). Il importe de les évaluer en tant que structures cimentant les sociétés. Ils ont pu, bien que non intentionnellement, favoriser les intérêts plus contemporains de l’ « islam » comme modèle socio-politique. La religion ne disparaît pas de l’espace public, mais tout ce qui y a trait est mis sous la tutelle de l’Etat. Le référent religieux s’y maintient et s’y reconfigure par sa nationalisation progressive, ce qui explique en partie la grande facilité avec laquelle le gouvernement au pouvoir aujourd’hui s’appuie sur la religion pour s’opposer aux régimes politiques précédents. Il bénéficie de l’extraordinaire audience en Turquie – république encore jeune fondée sur la mythification d’une guerre de libération contre l’ennemi extérieur, des discours nationalistes.
La nationalisation s’opère à travers plusieurs moments historiques. Déjà durant les dernières décennies ottomanes, la réduction territoriale subie par l’Empire incitait à envisager une identité nationale alternative à celle issue de l’expansionnisme impérial, à laquelle se sont essayés les réformateurs ottomans et jeunes-turcs. Le turquisme et le pantouranisme (union des peuples turcs) proposaient alors une substitution de l’identité pluri-ethnique, parfois tribale dans les provinces de l’Empire, des citoyens ottomans par l’identité turcique. Ces proto-nationalismes valorisaient une identité ethno-culturelle variante, tantôt centrée sur le territoire anatolien, tantôt englobant une extension centrasiatique. Des discours y afférents[6] se développèrent tout particulièrement après le changement de régime de la révolution de 1908 qui mit au pouvoir les réformateurs jeunes-turcs[7]. Le multiculturalisme, qui n’était plus fonctionnel dans la perspective de la création d’un Etat-nation autonome et au regard des pertes territoriales (la Bosnie-Herzégovine en 1908, Rhodes, la Lybie et l’Albanie en 1912, suivies de la Bulgarie et de la Crète – premières guerres balkaniques d’octobre 1912 à mai 1913), perdit ainsi progressivement de sa pertinence. Il disparut au profit d’une uniformisation organisée par l’Etat, assimilant tous ses citoyens à un territoire, à une langue, à un régime politique, unique. En 1915, le génocide contre les Arméniens, accusés de former une cinquième colonne russe, traduisit la crispation extrême autour de la question de l’unité ethnique, territoriale et religieuse du pays. Que devint le caractère « islamique » lors de cette substitution ethno-culturelle ? Dans l’ensemble, l’identité islamique se fondit dans, et se soumit à, une supra-identité turque.
A partir de 1923, le nationalisme kémaliste se départit de la référence islamique qui, dès lors, perdit sa valeur institutionnelle et symbolique fondamentale tout en demeurant une constante culturelle et nationale. Tout se passa comme si les Turcs étaient secondairement musulmans. Les choix culturels des élites socio-politiques, économiques et militaires des années 1920 à 1940 valorisèrent l’occidentalisation des modes de vie. Les projets de réforme religieuse, en particulier celui de 1928, visèrent clairement à soumettre la religion aux enjeux rationalistes et nationalistes de l’Etat. Cependant, la situation quant à l’exploitation de l’islam par les élites politiques fut contrastée. Les discours adressés au peuple durant les années 1920 montrent un usage volontiers « populiste » de la religion, au sens où ils visaient à renforcer le sentiment d’appartenance à une identité nationale déterminée et spiritualisée. Mais, au cours des années 1930 et dans la foulée de la recherche d’un éternalisme turc, certains théoriciens de la révolution kémaliste voulurent affirmer l’importance des origines chamaniques et païennes des Turcs. Elles servirent aussi de ressources aux cadres dirigeants pour asseoir une distinction sociale et intellectuelle d’avec le peuple qui n’avait pas vraiment accès à ces théories culturelles païennes. L’usage d’éléments liés au paganisme a, de fait, mis à part l’élite turque durant la période du parti unique (c’est-à-dire avant 1946). Celle-là n’a pas hésité à encourager la production de narrations nationales allant jusqu’au délire, en fabriquant un mythe des origines et de l’exception (de la langue, de la culture, de l’origine ethnique, renvoyant à une civilisation supérieure disparue et au continent Mu, promouvant un suprémacisme turc, etc.). Ces référents anté-islamiques encouragèrent les discriminations au sein de la société turque. Cette construction idéologique et sa relation complexe à l’islam, bien que brèves, marqueront le nationalisme complexe plus tardif de l’extrême-droite turque.
3. L’enseignement du religieux
L’enseignement et les rituels religieux furent eux aussi sujets à des dynamiques de nationalisation. Le département de théologie de l’université d’Ankara, au sein duquel les sciences religieuses classiques étaient abordées de façon historique[8] – situation alors unique dans le pays, ferma en 1933. Néanmoins, l’Etat continua de former les imams et maintint, bien que parfois sous une forme fantomatique ou optionnelle, un modeste enseignement religieux dès les niveaux primaires. Entre 1932 et 1950, une circulaire du ministère des cultes (Diyanet) imposa l’appel à la prière en turc, et les gouvernements successifs favorisèrent les traductions du Coran en langue turque, mobilisant pour ce faire aussi bien des théologiens que des écrivains. La turcisation des rituels et de l’accès aux fondamentaux religieux était dans ces cas précis liée à une politique nationaliste d’uniformisation culturelle.
La (ré)ouverture du département de théologie à l’université d’Ankara en 1949 s’explique en partie par le passage au multipartisme de 1946, mais aussi par les efforts conjugués d’hommes politiques, d’écrivains et d’intellectuels pour justifier l’importance de la religion comme espace de savoir et de culture. Le rôle des théologiens s’est alors déployé. Acteurs universitaires dans les départements de théologie des universités, acteurs politiques au sein du ministère des cultes (diyanet), et plus largement relais symboliques de la représentation du religieux, les théologiens se tiennent en Turquie à la croisée de plusieurs champs. Sollicités pour former les imams et constituer des expertises sur les réformes religieuses, ils produisent des avis informés sur les phénomènes sociaux et leurs mutations. Suivant les gouvernements, leur importance est minimisée ou accentuée, mais depuis 1980 le nombre de départements de théologie dans les universités privées turques s’est accru de façon extraordinaire.
Cette augmentation du capital symbolique des théologiens est, entre autres, un fruit des travaux antérieurs d’intellectuels conservateurs qui élaborèrent, au cours des années 1940-1950, de nouveaux espaces pour penser le religieux (philosophie, psychologie et sociologie de la religion)[9]. Ils ont ainsi ouvert la voie, à la fois, à la réhabilitation de la théologie et à une forme d’autonomisation de celle-ci[10].
Le milieu des intellectuels turcs joua aussi un rôle précoce en apportant une lisibilité nouvelle à l’islam : celle d’un référent socio-politique. De nouveaux concepts furent alors mobilisés dans des revues universitaires et culturelles qui permirent de théoriser et de normaliser, dans les années 1930 puis 1940 et sans opposition directe au régime, la place du religieux dans les sphères individuelle et collective. Nationalisme, libéralisme, étatisme et islamisme plus tardifs s’y manifestaient plus ou moins visiblement. Les théories « conservatrices (muhafazakâr) » proposaient, à des degrés divers, des moyens pour assurer la protection des spécificités nationale et culturelle face à une modernité et à une altérité occidentale dissolvantes et desséchantes. Elles thématisaient la religion selon une topologie politique qui lui déniait l’exclusivisme – critiquant ouvertement le fanatisme religieux, mais qui lui reconnaissait une qualité de ciment culturel et une capacité à mobiliser les instincts vitaux des individus et de la nation organique. Se constituant comme vecteurs et acteurs d’une pensée libérale de l’individu, et bien que s’opposant à une utopie islamique, elles construisaient une dialectique complexe. Ses effets sont visibles jusque dans la politique turque actuelle, où l’islam devient une valeur phare de l’identité nationale.
La dilution de l’exclusivité islamique dans la priorité nationale républicaine turque donna lieu à la promotion nouvelle de la « morale (ahlâk) ». D’origine religieuse, la notion fut facilement soluble dans les valeurs et principes républicains. Elle permit de maintenir le lien entre république et religion nationale. L’enseignement du religieux dans l’école publique s’est nettement appuyé sur ce concept de morale, qui était initialement une discipline des sciences religieuses, tout comme l’accent a été mis sur les spiritualismes dans les enseignements de la philosophie universitaire.
4. L’association entre religion et nationalisme
Le parti d’extrême-droite actif à ce jour en Turquie, le MHP (Parti d’Action Nationaliste – Milliyetçi Hareket Partisi), créé en 1969, a joué un rôle historique majeur dans l’association entre religion et nationalisme. Un vaste mouvement « idéaliste » (ülkücü) turc s’est construit en associant, dans un appareil sémantique et politique, des pans d’une « synthèse turco-islamique » à des éléments symboliques anté-islamiques – symbole du loup, origines des Turcs göktürk, etc. L’histoire récente du MHP, très fortement nationaliste et populiste, mobilisant l’imaginaire d’un rapport direct du peuple avec les élites et le principe d’une action populaire directe (à travers par exemple des milices privées), se caractérise par cette double référence, à la fois islamique et anté-islamique. Cependant, depuis peu, les discours de ce parti semblent métissés par ceux de l’AKP qui, depuis la reprise de la guerre avec le PKK et les suites de la tentative de coup d’Etat le 15 juillet 2016, monopolise le répertoire nationaliste.
L’arrivée au pouvoir en 2002 de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), partiellement issu d’un parti islamiste interdit à la faveur d’un coup d’état feutré (Refah, dissous en 1998 par la Cour constitutionnelle) s’interprète volontiers, et partiellement à raison, comme un retour de l’islam sous sa forme populiste. La gouvernance et la politique de ce parti durant sa première législature ont pourtant provoqué l’étonnement : pragmatisme politique, souci de l’Europe, efforts vers la reconnaissance de certains droits des minorités (kurdes, alévis, arméniens). Il s’est ainsi présenté comme l’incarnation d’une démocratie laïque en contexte de culture musulmane. Mais depuis 2013, précédée par des signes avant-coureurs, la tendance s’est inversée. Les événements très médiatisés du parc de Gezi[11] ont montré un pouvoir autoritaire réprimant violemment les manifestants et employant une rhétorique politique les qualifiant d’ « ennemis de la patrie ». La reprise, suite à des attentats, des hostilités à l’est du pays avec le PKK a sonné le glas de l’ouverture du pouvoir politique aux revendications autonomistes des kurdes. Malgré ce qui, depuis l’Europe, semblait constituer des éléments en faveur d’une désagrégation du soutien populaire à Recep Tayyip Erdogan, son parti, l’AKP, a su, au contraire, être régulièrement et confortablement réélu à la tête du pays. Les manipulations médiatiques et électorales ne suffisent pas pour expliquer ce soutien populaire répété, renforcé plus encore depuis la tentative de coup d’état de juillet 2016[12]. Si l’on met de côté le charisme politique d’Erdogan, son leader devenu président de la République, l’un des motifs majeurs de la consolidation et du maintien au pouvoir de l’AKP réside dans son argumentation politique. Elle articule un discours sur les élites corrompues, habituées à manger la laine sur le dos du peuple, et sur sa capacité à répondre aux aspirations et besoins fondamentaux de celui-ci, ignorés et méprisés par les gouvernements précédents. Aux diverses élections, les candidats AKP ont régulièrement et massivement revendiqué le concept politique opératoire de Hizmet. Il signifie le « service » dans une acception très large intégrant la charité[13]. Notion très fortement islamique, elle renvoie à des pratiques électorales comme la distribution de biens ou la promesse de postes en amont des élections, mais aussi des actions municipales sociales[14]. La sécurité sociale généralisée et le tiers-payant sont parfois comptabilisés comme des actions de la générosité et de l’esprit islamiques d’un parti de gouvernement envers le peuple. Dans l’ensemble et bien que la chose ne soit pas inédite, les intérêts du peuple (halk) sont présentés comme l’alpha et l’oméga des actions politiques de l’AKP. Ce « populisme » s’appuie sur la religion comme mode de vie et comme ciment social et collectif. Les rituels et les figures islamiques garantissent une vitalité thématique, une évidence référentielle. Le modèle prophétique et celui de la charité sont valorisés. Les rituels comme la « sainte semaine[15] » de la naissance du Prophète sont promus et investis par l’Etat. Tout en favorisant l’essor de l’économie privée, l’AKP instaure en réalité des espaces mixtes (public-privé) dans lesquels il se maintient en position de prodiguer du capital (à travers par exemple les politiques de grands travaux et les grandes opérations immobilières), entretenant ainsi les relais corporatistes qui ont contribué à son élection.
La réussite de l’AKP réside sans doute dans sa capacité à avoir réalisé les visées du parti de l’extrême-droite turque, le MHP – ce que celui-ci n’a jamais vraiment réussi à faire : la fusion du nationalisme et de la religion. Ces deux éléments de l’équation historique, à laquelle a abouti la période d’instabilité institutionnelle et la guérilla des années 1990, ont été associés par l’AKP, d’une manière particulièrement habile et lisible, aux intérêts des couches de la société souvent absentes des discours politiques – sinon sous la forme litanique classique de la représentation du peuple par les élites. Si elle a été – et continue d’être – brutale pour certaines franges sociales habituellement valorisées au moins symboliquement (élites culturelles, universitaires et militaires), la gouvernance de l’AKP a su mettre à l’honneur, dans ses propos sinon dans ses actions politiques, des milieux jusque-là peu représentés (corporations professionnelles conservatrices, milieux du commerce, femmes voilées, etc.) La transition entre la fin des années 1990 et l’arrivée au pouvoir de l’AKP du début du xxie siècle a permis la remise au jour de mouvements historiques plus profonds par la reprise progressive des activités confrériques, post-coup d’Etat de 1980, et des travaux antérieurs, dans les champs économique et intellectuel, des conservateurs libéraux.
Conclusion
Notre panorama historique a eu pour objet d’éclairer la rencontre dans la politique turque actuelle du populisme et de la religion. Nous avons pointé les dynamiques de la théologie et des représentations religieuses qui ont été, et sont parfois, des espaces de différentiation et de lutte face aux injonctions de l’Etat. Chez les conservateurs républicains, en particulier, le religieux a été valorisé comme un espace de résistance à la clôture politique, et de liberté individuelle promouvant l’élan vital et l’esprit spontané des citoyens. Exploitée à des fins politiques, la religion a été associée au nationalisme populiste pour permettre de réaliser la visée de l’uniformisation du pays et de ses citoyens. L’exemple turc montre que la dialectique entre religion et identité nationale n’est pas une évidence. Elle est une construction, où la religion qui offre un répertoire varié de co-production de la modernité politique peut être utilisée tantôt comme moyen de subversion, tantôt comme outil d’uniformisation sociale et culturelle. Elle est, le cas échéant, tout comme les théologiens, un relais essentiel ; soit d’une pensée libérale qui s’immisce en contexte laïque autoritaire ; soit d’un nationalisme fortement teinté de moralisme et d’exigence de structuration culturelle et sociale, empêchant la divergence subversive. Elle est alors un outil de contrôle social. La religion n’est toutefois, per se, ni un adjuvant, ni un opposant aux régimes politiques et à leurs errances. Elle est ce que la pratique politique fait d’elle. De même, elle se réalise et trouve sa place, non pas au moyen de concepts externes qui lui sont appliqués mais bien, par l’expérience et la pratique des croyants.
Notes
[1] Loi de 1934 obligeant chaque citoyen à adopter un patronyme turc et transmissible aux descendants.
[2] Le terme turc est halkçılık, formé depuis le radical halk-, peuple.
[3] Selon la modélisation qu’a faite Marcel Gauchet des développements du christianisme.
[4] Des propositions pour un régime de type non laïque sont régulièrement, depuis quelques années, exprimées par des journalistes ou députés de la majorité au pouvoir. Elles sont à penser en lien avec la valorisation d’un mode de vie plaçant la religion au centre de la collectivité, rituellement comme symboliquement.
[5] Sécularisés au sens où ils n’impliquent pas l’action primaire de l’Etat.
[6] Parmi les représentants et vecteurs de cette théorie, des hommes tels que Ziya Gökalp, Yusuf Akçura, Ahmet Agaoglu, des revues comme Genç Kalemler (Les jeunes plumes, 1908) et Türk Yurdu (La patrie turque, 1911), et une association, Türk Ocagi (Le foyer turc, 1912). Cf. François Georgeon, « La montée du nationalisme turc dans l’État ottoman (1908-1914). Bilan et perspectives », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°50, 1988. Turquie, la croisée des chemins, sous la direction de Daniel Panzac, p. 30-44.
[7] Opposés au Sultan, ces réformateurs rétablirent la monarchie constitutionnelle de 1876 que celui-ci avait abolie en 1878.
[8] Dilek Sarmis, « Conceptualiser le mysticisme dans une perspective académique : la constitution d’une histoire générale du mysticisme chez Mehmet Ali Ayni (1868-1945) », European Journal of Turkish Studies [Online], 25 | 2017, Online since 20 December 2017. http://journals.openedition.org/ejts/5451
[9] Parmi eux, des universitaires des départements de sciences humaines et sociales fortement marqués par la philosophie bergsonienne.
[10] Retour à la prière en arabe, ou plus récemment autorisation des confréries religieuses, consécutive à la visibilité croissante des corporations professionnelles provinciales.
[11] Le mouvement d’occupation du parc de Gezi (Istanbul) fut initié en juin 2013 par des opposants stambouliotes à la politique d’urbanisation à outrance de l’AKP. Ceci a donné lieu à des manifestations d’envergure qui se sont transformées en une contestation généralisée du régime AKP.
[12] Tentative avortée imputée à l’organisation de Fethullah Gülen, frère ennemi d’Erdogan et prédicateur dirigeant un mouvement transnational basé aux Etats-Unis.
[13] Ayse Buğra, “Globalization, poverty, and the new politics of social policy: the case of the political economy of charity in Turkey,” IPSA World Congress, Santiago, Chili, Juillet 2009.
[14] Cf. Elise Massicard, “L’islamisme turc à l’épreuve du pouvoir municipal. Production d’espaces, pratiques de gouvernement et gestion des sociétés locales,” Critique internationale, no. 42, Janvier-mars 2009, pp. 21-38.
[15] Kutlu doğum haftası, considérée par ses détracteurs, d’inspiration salafiste ou quiétiste pour la plupart, comme une innovation blâmable –bidat– imitée de la sacralisation chrétienne de Jésus.
Auctor
Dilek Sarmis est post-doctorante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBaC, UMR 8032 EHESS-CNRS). Elle est coordinatrice scientifique d’un projet de recherches franco-allemand ANR-DFG sur le Prophète de l’Islam et chargée de cours à l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) à Paris. Titulaire d’une thèse de doctorat sur La pensée de Bergson dans la genèse de la Turquie moderne. Un prisme des transitions lexicales, institutionnelles et politiques de la fin de l’Empire ottoman à la Turquie républicaine, elle est spécialiste d’histoire intellectuelle et histoire des savoirs de l’Empire ottoman et de la République turque, et se concentre en particulier sur l’histoire des savoirs religieux.
Address: Postdoctoral fellow ANR-DFG Prophet, Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (Cetobac, UMR 8032, CNRS-EHESS) – 54, boulevard Raspail – 75006 Paris.