François Mabille
« Le populisme religieux, nouvel avatar de la crise du politique »
Thierry-Marie Courau, Susan Abraham, Mile Babić
Concilium 2019-2. Populismus und Religion
Concilium 2019-2. Populism and religion
Concilium 2019-2. Religiones y populismo
Concilium 2019-2. Populismo e religione
Concilium 2019-2. Religions et populisme
Concilium 2019-2. Populismo e religião
Un an après la chute du Mur de Berlin et la fin de l’empire soviétique, le politologue Francis Fukuyama publiait son désormais célèbre ouvrage, « La fin de l’histoire » (1992), dans lequel il annonçait le triomphe de la démocratie libérale sur toute autre forme de régime. Vingt-six ans plus tard, le même Fukuyama évoque « le nouveau tribalisme et la crise de la démocratie » dans la revue américaine Foreign Affairs, reprenant le constat désormais habituel des politologues. « Démocratie illibérale », « démocratie autoritaire » , « autoritarisme », « retour des nationalismes », « populismes », les variations sémantiques sont toutes révélatrices des impasses contemporaines du modèle démocratique libéral classique démontrées par les résultats électoraux qui se suivent et se ressemblent : élection de Trump aux Etats-Unis, Brexit, autoritarisme du régime turc, montée de l’extrême droite en Allemagne, en Italie et en France où les populismes de droite et de gauche constituent aujourd’hui des forces politiques centrales ; on pourrait ajouter les exemples hongrois, polonais, thaïlandais… Ces différents courants populistes réarticulent des ressources politiques et symboliques diverses, de manière classique ou parfois plus inédite, incluant la ressource du religieux. Arès avoir brièvement défini les traits du populisme, nous parcourrons rapidement les différents types d’agencement entre le politique populiste et le religieux.
L’histoire du populisme est bien connue depuis son émergence en Russie et aux Etats-Unis, à la fin du xixe siècle jusqu’à son épanouissement dans des pays d’Amérique latine au xxe siècle (exemple des leaders argentin Juan Perón et brésilien Getúlio Vargas). La source du populisme est aisée à discerner. Elle tient tout à la fois aux limites de la mondialisation économique, au sentiment de déclassement social et d’insécurité culturelle qui touchent les classes moyennes. La mondialisation économique a certes provoqué globalement un recul de la pauvreté, notamment dans les pays moins avancés ; mais dans les démocraties occidentales, l’échec des politiques de redistribution et les reculs de l’Etat-Providence ont directement frappé les classes moyennes, tandis que le dumping social au niveau mondial, accentué par l’émergence des nouvelles technologies qui fragilisent les classes les moins formées (et donc les métiers peu qualifiés et les bas salaires), marginalisent les classes populaires.
Les politiques réformistes des partis démocrates-sociaux (sous leurs différentes appellations) sont devenues insuffisantes sur le plan social et trop modérées ou trop complexes dans leur énonciation politique pour satisfaire des électeurs en manque de clés de lecture d’une réalité internationale qui, à l’image des migrants, semblent aujourd’hui les menacer. Le contrecoup de cette incapacité se lit directement dans le retour à un monde morcelé, fragmenté : à la globalisation succèdent le retour des frontières et l’érection de murs réels ou symboliques (Mur aux frontières du Mexique, slogan « Take Back Control » du camp du Brexit ordonné autour du parti antieuropéen Ukip), la reconstitution d’un « entre-soi » imaginaire et souvent fantasmé dans son homogénéité supposée. Le populisme apparaît précisément à cet instant : le simplisme se substitue au déchiffrement complexe du monde, adossé aux mythes de la conspiration ou de la traîtrise.
Comme l’a très bien analysé le politologue Jan-Werner Müller[1], le tribun populiste s’érige en double héraut :
- dans une visée extérieure, en se faisant le représentant d’un peuple homogène opposé à des étrangers aux visages variés : figure du migrant (avec les théories conspirationnistes et du grand remplacement), du terroriste islamiste sunnite ou chiite (sous des formes variées en Turquie, en Iran, aux Etats Unis), de l’Europe multiculturelle (Royaume-Uni, Allemagne, Italie, France, Hongrie, Pologne), des Occidentaux américain et européen (Russie), de l’oligarchie financière, etc ;
- dans une visée intérieure, où l’homme politique populiste se prétend représentant du vrai peuple opposé, figure rhétorique classique, aux élites d’une part mais aussi aux minorités d’autre part (exemple des roms en Hongrie et Pologne par exemple).
1. Le marqueur religieux saisi par le politique
La première articulation du populisme au religieux s’origine dans cette rhétorique réactionnaire au sens propre du terme, c’est-à-dire dans ce moment politique qui vise à s’opposer aux changements, et à revenir à une situation antérieure réelle ou supposée, ou encore à des évolutions culturelles présentées comme souvent associés à des droits de minorités. Si la crise économique remet en cause le patrimoine matériel, la crise sociale et culturelle renvoie, estime le politologue Dominique Reynié[2] à une remise en cause du patrimoine immatériel, que ce dernier relève de la « tradition », des « habitudes », voire de l’architecture (les mosquées qui concurrencent les églises) ou religieux (dans sa dimension culturelle). La globalisation provoque ici une crise des identités : Reynié rejoint ici Fukuyama, l’un évoquant par exemple le « malaise identitaire des Européens » tandis que le second estime : « Politics today, however, is defined less by economic or ideological concerns than by questions of identity »[3]. C’est le populisme de droite qui se saisit le plus facilement du religieux, perçu comme vecteur de tradition, comme ressource pour restaurer un imaginaire de continuité, comme éventuel ciment culturel. L’autoritarisme de droite, qui renie le régime de délibération, s’accorde très bien avec la culture religieuse qui privilégie la figure de l’autorité en son sein.
La droite populiste, en Europe aujourd’hui comme hier lors de la campagne de Trump, sait se saisir d’une autre catégorie du registre religieux[4]. Derrière la distinction entre le peuple et les élites, se profile une distinction morale qui est en fait un exercice de dépréciation morale. Il y a à la fois le peuple contre les élites « corrompues », mais il y aussi à distinguer le « bon peuple » du peuple au sens large : c’est la question posée naguère par Trump dans son exercice d’opposition entre ceux qu’il entend représenter et les autres : « Levez la main si vous n’êtes pas un conservateur chrétien » intime le tribun américain. Le religieux institue ici une séparation qui renvoie à l’essence supposée de la nation : une désormais hypothétique majorité blanche protestante, une homogénéité culturelle qui précède la fragmentation issue de la revendication de droits par un ensemble de minorités. On retrouve ce processus en France avec le vote catholique très largement majoritaire en faveur de la droite et de l’extrême droite, aiguillonnée par un mouvement conservateur radical, Sens commun.
Dans le rapport du populisme contemporain aux religieux, se rejoue la partition qui fut celle de Maurras dans l’entre-deux-guerres, lorsque le nationalisme intégral entendait instrumentaliser le religieux, ce dernier faisant exprimer non pas une croyance et encore moins une spiritualité mais simplement une appartenance, un marqueur identitaire indissociable d’une communauté nationale.
Les populismes européens mettent sans doute davantage en lumière quelques autres caractéristiques. Le cas italien est ici intéressant pour comprendre le mécanisme populiste et ses impasses : fondée en 1989 par Umberto Bossi, la Ligue résulte de la fusion de la Ligue lombarde et de dix mouvements régionalistes et autonomistes du Nord de l’Italie. Initialement, la Ligue du Nord réclame l’indépendance de la Padanie, région imaginaire qui correspond à la plaine du Pô. On retrouve ici l’opposition Nord-Sud, mais qui s’exprime non plus classiquement en termes d’opposition économique (Le Nord riche et le Sud pauvre), mais en termes d’oppression ethnique, de colonialisme et d’autochtonie, les « peuples » du Sud étant présentés comme des « fainéants » envahissant ou vivant aux crochets des Padans. Le populisme de la Ligue recycle, à partir de catégories qui lui sont propres, et dans le cadre de fin d’un cycle politique – partis politiques traditionnels frappés d’obsolescence) l’anti—méridionalisme connu de longue date. Politiquement et culturellement, la Ligue présente une synthèse des programmes populistes : xénophobie (2009 : Noël blanc lancé par un maire de la Ligue pour recenser les étrangers de sa commune), racisme (février 2018, attaque d’un ancien candidat de la Ligue du Nord contre six Africains, attaque non condamnée par Matteo Salvini), dénonciation d’une « invasion migratoire » ; au niveau européen, la Ligue se présente comme souverainiste et eurosceptique, souhaitant quitter la zone euro présentée comme « devise allemande ». L’Autriche fournit un autre exemple intéressant avec l’arrivée au pouvoir, dans le cadre d’une coalition, du Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), au sein duquel l’islamophobie et la xénophobie ont valeur programmatique, tout comme une politique nationaliste. Symboliquement (mais pas uniquement !), ces sont les trois portefeuilles régaliens qui reviennent au FPÖ : la Défense, les Affaires étrangères et l’Intérieur. Mais il fait souligner le profil du chancelier : le conservateur Sebastian Kurz devient à 31 ans le plus jeune des dirigeants du monde, huit mois seulement après avoir pris les commandes du parti chrétien-démocrate (ÖVP), qui vient compléter le dispositif d’attraction culturelle de l’extrême -droite en fournissant un imaginaire de continuité plus paisible que celui attaché aux racines du parti d’extrême-droite. Dans ces deux cas, on voit comment les populismes se servent également à la fois du religieux comme repoussoir (l’islamisation perçue des sociétés) et du religieux comme vecteur de résistance culture (le christianisme comme fonds identitaire culturel commun). Le gouvernement polonais, critiqué du reste par l’épiscopat polonais, est allé également en ce sens.
2. Religieux, imaginaires et symboles
Mais ne percevoir dans les rapports entre populisme et religion que le caractère instrumental du religieux au profit d’entrepreneurs politiques ne ferait pas droit à la complexité des processus en cours. Car si la globalisation a bouleversé l’ordonnancement des démocraties libérales et frappé d’une relative impuissance les partis politiques traditionnels, elle a également travaillé les acteurs religieux. La globalisation a accéléré la mobilité des croyances religieuses, les mises en concurrence des biens religieux par le biais des nouvelles techniques de communication et l’essor des diasporas ; elle les convoque aussi comme producteurs d’imaginaires de substitution, face à la crise des imaginaires politiques que la fin du clivage Est-Ouest a accélérée. Le Brésil est un bon exemple des mutations religieuses, de la conquête religieuse des exclus. Sur fond d’exclusion sociale et, d’urbanisation rapide où l’Eglise catholique est présente au centre et non pas dans les périphéries, et subit l’érosion de ses théologies de la libération, les évangélistes développent une théologie de la prospérité qui entend contrecarrer les effets de la mondialisation libérale tout en promouvant un rigorisme moral conservateur qui lui aussi vient opposer la corruption des élites au peuple et les racines imaginées de ce peuple à des processus de corruption internes : on en vient alors par exemple à rejeter les religions afro-brésiliennes, en dépit des liens de celles-ci avec les cultures locales. Ainsi, la progression des évangélistes ultra-conservateurs fournit le terreau indispensable à l’émergence de Jair Bolsonaro : ancien militaire, réactivant le tryptique « sécurité, famille, propriété », le leader populiste change de religion pour adhérer au mouvement religieux qui a le vent en poupe, puis se présente aux élections pour fustiger l’élite corrompue, l’insécurité, valoriser l’enseignement privé catholique, et dénoncer les « kit gay » distribués dans les écoles primaires.
Cette approche qui fait de l’éclosion du populisme un débouché du travail de la société sur elle-même est également ce qui caractérise l’analyse de Masha Gessen, dans son livre sur la Russie contemporaine, The Future Is History, présenté dans le cadre d’un article de Michael Kimmage, au titre significatif : The People’s Authoritarian. How Russian Society Created Putin. Mais c’est aussi le titre de l’ouvrage de Gessen qui symbolise le renversement de perspective : l’histoire culturelle longue fournit le terreau indispensable aux entreprises politiques. Si Poutine rencontre un indéniable succès, c’est selon la politologue en raison du travail de philosophes réactionnaires tels Alexander Dugin :
Inspired by Eurasianist thinkers such as the ethnographer Lev Gumilyov who trumpeted the « essential nature of ethnic groups », Dugin forsees a unique destiny for the Russian people. For Dugin, a defining feature of Russia is its absolute separation from the West. He has argued for a martial foreign policy conducted along civilizational lines[5].
Dans cette perspective, la place du religieux est considérable comme la crise de l’orthodoxie en Ukraine vient de le dévoiler. L’orthodoxie fournit le cadre culturel et l’imaginaire historique qui tout à la fois permet d’homogénéiser et de retrouver un entre soi face aux pays musulmans voisins mais aussi face à l’Europe occidentale perçue comme décadente ; en politique étrangère, elle relève aussi du soft power et fournit un vecteur d’expansion et d’influence culturelle potentielle.
On saisit ici un aspect important dans la relation entre populisme et religion : la critique des élites corrompues, la dénonciation du libéralisme des mœurs et des conséquences sociales de l’ultralibéralisme économique, s’accompagnent d’une relecture de l’histoire et d’une perception de devoir lutter contre une décadence (et pas seulement un déclin) du pays. Ce sentiment est très fort aux Etats-Unis et dans la rhétorique de Trump mais il l’est tout autant chez Poutine ou en Turquie, dans les discours politiques d’Erdogan. La religion fournit ici un réservoir de symboles et d’épopées historiques qui permet une fabrique de l’ennemi à géométrie variable : restauration de l’empire ottoman contre d’autres pays sunnites et bien sûr contre l’Iran ; restauration de la grandeur russe ordonnée autour de ses anciens territoires, avec une dimension culturelle de la reconquête qui l’emporte sur les exigences de la géopolitique : l’Ukraine, berceau de l’orthodoxie, compte pour sa symbolique religieuse davantage que ce que la captation de son territoire fournit en termes stratégiques.
La notion de décadence, notion polymorphe et du reste controversée parmi les historiens, est également utile à analyser dans le cas français où à bien des égards, elle sert de catalyseur pour les partis de droite et d’extrême droite[6]. La droitisation de la vie politique et le basculement très net du vote catholique vers la droite conservatrice et l’extrême droite (Rassemblement National de Marine Le Pen, ex Front National) ont ceci de particulier qu’ils montrent comment les identités catholiques sont également travaillées par la globalisation économique et culturelle. Patrick Buisson, figure intellectuelle de l’extrême droite européenne, qui se situe dans le sillage de Maurras et en figure de proue de la défense de l’Occident, fut le grand ordonnateur du virage idéologique du président Sarkozy lors de sa tentative de réélection. Buisson inspira tant le Mouvement catholique identitaire « Sens commun » dans son soutien au candidat conservateur de droite François Fillon lors des dernières présidentielles en France, que le positionnement de l’extrême droite incarnée Marion Maréchal Le Pen : aujourd’hui, Buisson se prononce pour un « populisme chrétien ». Chez lui, le culturel prime : entre souverainistes et mondialistes se jouent selon lui un clivage civilisationnel, qui reproduit ce qu’il nomme la démarcation entre les « identitaires » et les « diversitaires » favorables au multiculturalisme. Sa dénonciation de « l’économisme » s’enracine dans la critique séculaire catholique du capitalisme, « religion séculière » ; sa critique de la globalisation cosmopolite doit beaucoup également à un rapport spécifique à la tradition associée à un enracinement territorial, où l’on retrouvera sans peine la distinction entre le pays légal et le pays réel. D’où un soutien affiché à Viktor Orban perçu comme conservateur et à la « Manif pour tous » dont il souligne qu’elle est une « révolte contre l’horreur économique d’une société de marché visant à imposer par la loi le principe de l’illimitatio, véritable moteur métaphysique du libéralisme ». « Au fond, poursuit-il, la ‘démocratie illibérale’ d’Orban est très proche de ce que j’ai appelé à l’époque le populisme chrétien »[7]. Buisson converge ici avec l’intégralisme catholique représenté en France par la revue L’Homme Nouveau qui défend ainsi le populisme :
Le « populisme » est ce mot simple pour désigner un faisceau de phénomènes dont le dénominateur est le refus viscéral de la déliaison libérale. D’où les demandes de sécurité, de limites (redécouverte de la nature protectrice des frontières), d’autorité rendant possible le gouvernement de soi d’un peuple, de continuité avec son histoire et sa culture, etc. Le populisme peut ainsi être compris comme une résurgence du politique face à l’économisme triomphant et déshumanisant[8].
La résurgence du politique est ici une lutte contre la décadence perçue en termes de cosmopolitisme (d’où la dénonciation des migrants et la xénophobie), de fin des frontières qui définissent les contours physiques de la communauté (d’où le souverainisme et la dénonciation de l’Europe), de pertes de valeurs, ici chrétiennes, qui soudent cette communauté (d’où la dénonciation de l’islam d’une part, et des droits accordés aux minorités, d’autre part : revendications homosexuelles, mariage pour tous).
Au niveau européen, on retrouve l’ensemble de ces approches, à quelques nuances près, au sein des partis chrétiens conservateurs regroupés dans le Mouvement politique chrétien européen (ECPM : European Christian Political Movement) qui dénoncent tous les dérives du libéralisme culturel et économique et souhaitent restaurer un système de valeurs que l’Eglise seule peut fournir. C’est une approche assez similaire que l’on retrouve chez les partis extrémistes et souverainistes de droite qui n’hésitent pas à mettre la religion sur leur agenda politique constitutionnel, comme on a pu l’observer avec le parti Droit et justice en Pologne, et avec le Fidesz en Hongrie.
3. La figure ambivalente du tribun
Demeure un dernier aspect, tout à la fois évident et malaisé à analyser : pour réussir, les forces populistes, qu’elles partent du politique pour capter les ressources du religieux, ou qu’elles s’enracinent dans une culture religieuse pour trouver un débouché politique, ont toujours besoin de s’incarner dans une figure politique, celle du tribun, du chef. Certes, cela ne leur est pas spécifique, c’est le propre du tout parti politique que de sélectionner ses cadres et ses dirigeants. Mais la figure du tribun populiste oblige à s’interroger sur les variations du populisme, au-delà du contenu programmatique. Ne définir le populisme qu’en rapport à sa fabrique de l’exclusion, sa rhétorique xénophobe, reviendrait à n’intégrer que les populismes de droite, alors qu’en Amérique Latine, aux Etats Unis ou encore en Europe, les populismes de gauches ont également fleuri (Sanders, Mélenchon, Podemos, etc.). Une réflexion plus poussée, dans le prolongement de la sociologie wébérienne concernant les charismes, amènerait également à s’interroger sur les figures populistes religieuses, et leurs particularités. D’une certaine manière, le pape François est un bon exemple de la manière dont les traits populistes peuvent cohabiter avec une figure traditionnelle de l’autorité religieuse. Sa critique virulente de la Curie (les quinze « maladies spirituelles »), sa façon de prendre appui sur l’opinion publique contre l’élite que représentent les cardinaux, sa dénonciation récente du « cléricalisme », la familiarité langagière qui sait ne pas être exempte de violence, l’inscrivent dans ce sillage. Sa propre culture politique qui le rapproche du péronisme[9], et sa « théologie du peuple »[10] fournissent un cadre conceptuel du reste assez paradoxal : car le pape est tout à la fois l’homme de simplifications parfois abusives, mais aussi celui qui a publié Laudato si’, l’encyclique qui inculture la pensée complexe à la culture catholique. Son antilibéralisme économique le rapproche des populistes de gauches, tandis que son antilibéralisme moral manifeste un fonds commun avec les populismes de droite. Rien de surprenant en cela puisque le pape incarne bien les avatars de la pensée sociale catholique confrontée aux défis contemporains des libéralismes politique, économique et culturel. Mais son exemple singulier permet peut-être de mieux souligner ce qui fait la spécificité des populismes. D’une part, il y a le défi posé à la parole du leader équilibrée, pédagogue, face à la complexité des situations, au temps court de la vie publique médiatisée. Dans sa volonté de réforme, le pape rencontre, dans son ordre propre, des défis aujourd’hui communs aux leaders politiques et donc aux réponses apportées : la gestion du temps (un pontificat nécessairement court) qui empêche une pédagogie de la réforme, une difficulté à fabriquer du consensus au profit d’actions clivantes et de rapports de force. D’autre part, il y a la difficulté, connue de longue date[11], de tenir un seul et même discours dans le temps et face aux publics diversifiés[12] : la crise actuelle est aussi une crise de l’universalisme revendiqué de la parole pontificale, face à l’éclatement et au pluralisme des identités catholiques confrontées à des défis culturels et sociaux inédits.
Conclusion
Les populismes religieux présentent ainsi des figures proches en dépit des contextes, s’appuyant sur le regain des nationalismes. Leur usage du religieux s’apparente à une instrumentalisation du religieux comme marqueur identitaire mais aussi comme pourvoyeur d’un imaginaire commun enraciné dans l’histoire, qui s’oppose frontalement aux processus disruptifs du capitalisme financier et du progrès aujourd’hui incarné par la post-modernité technologique. Leurs limites tiennent néanmoins dans ce qui fonde leur succès : les populismes religieux sont des forces d’opposition et de protestation qui, d’une certaine manière, se font concurrence et ne peuvent s’associer. Leur exclusivisme national empêche toute perspective d’une structuration internationale, ils peuvent déconstruire des systèmes politiques internationaux mais pas en fonder de nouveau. C’est là leur premier écueil dans un temps de globalisation des enjeux. Le second réside dans leur difficulté à présenter une pensée cohérente face aux différents aspects et enjeux du libéralisme. Ce dernier, on l’a rappelé, concerne tant le politique que l’économique, la sphère publique que la sphère privée. A une époque d’individualisme fort, il y a là une seconde difficulté d’ordre politique et idéologique que l’expression de « démocratie illibérale » symbolise parfaitement.
Notes
[1] J.-W. Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace. Paris, Premier Parallèle, 2016.
[2] D. Reynié, Populismes, la pente fatale, Paris, Plon, 2011.
[3] F. Fukuyama, “Against Identity Politics. The New Tribalism and the Crisis of Democracy”, Foreign Affairs, sept.-oct. 2018, vol. 97, n°5, p. 91.
[4] Cf. N. Marzouki, D. McDonnell et O. Roy (dir.), Saving the People ? How Populists Hijack Religion, London/New York, Hurst/Oxford University Press, 2016.
[5] M. Kimmage, “The People’s Authoritarian. How Russian Society Created Putin”, Foreign Affairs, jul.- aug. 2018, vol. 97, n°4, p. 181.
[6] Très intéressante mise en perspective historique dans M. Winock, Décadence, fin de siècle, Paris, Gallimard, 2017.
[7] P. Buisson, Le Figaro, 15 juin 2018.
[8] Thierry Colin, 7 mars 2017, https://www.hommenouveau.fr/1933/politique-societe/comment-apprehender-le-populisme–.htm
[9] Cf. A. Livereigh. The Great Reformer, London, Picador, 2015.
[10] Cf. R. Luciani. Pope Francis and the Theology of the People, New-York, Orbis Books, 2017.
[11] Cf. M. Merle et C. de Montclos, L’Eglise catholique dans les relations internationales, Paris, Centurion, 1988. Ils soulevaient il y a déjà trente ans ces difficultés.
[12] Les variations de registre de la parole pontificale sur l’avortement et l’homosexualité en sont de bons exemples.
Auctor
François Mabille, docteur HDR en sciences politiques, est chercheur statutaire au Groupe Religions, sociétés, laïcités (CNRS et EPHE, Paris) et participe aux travaux de l’Observatoire international du religieux (Sciences PO-CERI). Il est le secrétaire général de la Fédération Internationale des Universités catholiques (FIUC-IFCU). Ses travaux portent sur l’internationalisme catholique et sur la place des religions dans les relations internationales.
Address: Fédération internationale des universités catholiques, 21 rue d’Assas – 75270 – Paris (France).