« Le dialogue comme espérance de la vérité »
par: Bruno Cadoré
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Dominique de Guzman voulait réunir et former des « prêcheurs ».Son intuition la plus fondatrice de l’Ordre dont il était l’initiateur fut sans doute de les envoyer « plus loin ». Ce fut l’envoi dans les villes universitaires, où il leur demandait de partir pour étudier. Ce fut aussi l’envoi sur les routes d’Europe pour aller prêcher et, si possible, en cherchant à rejoindre les gens qui ne partageaient pas la même foi. Et là, il leur demandait de « fonder des couvents », c’est-à-dire en quelque sorte, non de demander l’hospitalité en terre étrangère, mais de faire en sorte d’adopter eux-mêmes ce dépaysement comme le chemin de leur demeure.
Comment les univers culturels et religieux si divers qui constituent notre planète peuvent-ils se rencontrer et dialoguer, alors que leur approche rationnelle et leur appréhension du monde sont si particulières[1] ? Même si la question peut paraître anachronique pour un homme du Moyen-Âge comme Dominique de Guzman, il me semble que cette initiative fondatrice que je viens de rappeler propose de formuler une réponse à partir de plusieurs éléments : partir, rencontrer, étudier, demeurer. Et, sans nul doute, de nouveau partir… Et, à travers ces quatre verbes, quelque chose se dit de la raison et de son rapport à la vérité.
[1] Voir, par exemple : Nos mondes en langues. Conversation entre Huang Yong Ping et François Jullien, Klincksieck, Paris, 2016.
1. Des rencontres « ad veritatem »
Prenons acte ici de la rationalité comme désignation[2] d’une « vision et appréhension particulières du monde », et « comprise comme un ensemble de grammaires tissées entre elles, de structures mentales acquises pour appréhender et rendre compte de ce que l’on expérimente et connaît ». Comment ne pas alors évoquer la manière dont Paul Ricœur[3] présentait l’ouvrage de Jean-Marc Ferry, Les grammaires de l’intelligence[4], en écrivant qu’il avait comme enjeu « d’une part, la prétention de tout énoncé, prononçant quelque chose à propos de quelque chose, à dire vrai, d’autre part, l’ambition d’adjoindre la communicabilité dans une expérience partagée à la référence du discours à la réalité » ? Si donc on veut évoquer la question des rationalités en dialogue, n’est-ce pas précisément pour évoquer le vrai comme l’objet même, en même temps que le fondement, de ce dialogue ?
[2] Proposée dans l’argumentaire du Congrès dont rend compte ce numéro de Concilium.
[3] Paul RICOEUR, « Note sur Les grammaires de l’intelligence de Jean-Marc Ferry », in : Esprit, août-septembre 2004, 31-41.
[4] Jean-Marc FERRY, Les grammaires de l’intelligence, Cerf, Paris, Coll « Passages », 2004.
Il me semble qu’il y a ici un point central de la réflexion qui nous est proposée, invitant à mettre au cœur du dialogue des rationalités l’exigence d’une communication qui ne saurait s’épuiser dans l’élaboration de compromis pragmatiques pour l’action, lesquels tairaient les divergences, voire les oppositions, entre les conceptions de ce que l’on tient pour vrai. Ce n’est pas dire que l’action en commun ne serait pas possible, du fait même de ces divergences, mais plutôt qu’elle est possible à la mesure où, dans la reconnaissance de ces divergences, les interlocuteurs peuvent formuler ensemble de bonnes raisons de soutenir la perspective d’un « monde en commun ». Certes, ici encore, il convient d’éviter les anachronismes. Mais comment ne pas penser que l’audace missionnaire manifestée par les Ordres mendiants au Moyen-Âge, animée probablement par le désir de l’extension de l’annonce du mystère de la Révélation, était aussi portée par cette conviction de la possibilité d’un monde en commun. Peut-être même par la conviction que la destinée de l’être humain était précisément d’être « pour un monde en commun » ? (ce qui expliquerait alors la réalité d’emblée européenne de l’extension des Ordres mendiants). Et c’est là que se jouerait le discernement de ce qu’on pourrait nommer « l’ambition missionnaire » : veut-on présenter une vision d’un monde en commun dans lequel tous devraient entrer ou, au contraire se présenter à tous comme en quête d’interlocuteurs pour chercher avec eux quelle serait la figure d’un monde en commun soutenable par tous ? A l’aube de la modernité, lorsque les Européens entreprenants et conquérants se sont trouvés confrontés aux territoires et cultures inconnus du « nouveau monde », ils ont fait l’expérience du caractère infranchissable de certaines limites, au-delà desquelles on ne doit pas aller si l’on veut partager avec tous les humains une même destinée. Expérience qui les a confrontés à l’impossibilité – l’interdit ? – de toute prétention à une mainmise univoque et exclusive sur la vérité.
2. Quatre étapes pour un chemin de rencontre
Il faut donc partir, c’est-à-dire sortir des lieux où une certaine perception de la vérité semble familière, non qu’il soit a priori indispensable de la mettre en doute, mais parce que la prudence s’impose devant la tentation de vouloir posséder la vérité. Les deux principaux risques d’une telle tentation sont soit de vouloir imposer à tous une autorité qu’on s’arrogerait précisément du fait de cette possession, soit de la conserver dans l’exclusive et d’en éloigner celles et ceux qu’on n’en jugerait pas « dignes » ni « destinataires ». Les vérités religieuses, probablement par leur référence au mystère de la transcendance, ont toutes fait, et font toutes encore, l’expérience de cette tentation et de ses deux conséquences. Partir, c’est donc se dé-familiariser d’une vérité en quelque sorte trop connue, ou plutôt trop réduite à la mesure limitée de la rationalité qui cherche à la rendre intelligible. Le Cardinal Joseph Ratzinger a dit, dès l’année 2000, que l’évangélisation – la mission évoquée plus haut – avait comme première exigence l’expropriation de soi-même. Il l’exprimait comme une attitude spirituelle fondamentale, mais on pourrait faire l’hypothèse que c’est aussi une exigence de santé de l’intelligence.
Je voudrais m’arrêter un instant sur cette notion utilisée : « se dé-familiariser ». La rencontre des rationalités, et peut-être le principal obstacle à leur dialogue, tient, je crois, bien souvent à l’étrangeté respective de leurs appréhensions du monde et de la réalité. Dans le monde religieux, en tout cas catholique, particulièrement en Occident mais probablement bien au-delà, la sécularisation des sociétés est souvent évoquée, désignant une perte de familiarité d’une vision « religieuse » du monde, au profit d’autres représentations et savoirs du monde (savoirs qui sont la conjonction de connaissances acquises de la réalité du monde, et de pratiques opératoires, techniques ou institutionnelles, intervenant sur cette réalité). Il est assez frappant de constater comme il est difficile pour ces deux « rationalités » de dialoguer, alors même qu’elles sont ensemble engagées dans un « monde en commun », au moins de fait, à défaut d’être pensé et élucidé ensemble. Partir, sortir, de l’illusoire assurance de soi d’une rationalité particulière, ouvrirait certainement la voie à davantage d’interaction critique entre les rationalités. A défaut d’entrer dans une telle aventure, le dialogue devient rapidement jugement péremptoire, affrontement, mutuelle exclusion et, hélas, conflit. Il s’agit donc d’avoir le courage, la détermination généreuse, de dialoguer dans les différences, sans avoir l’illusion qu’on pourra résoudre (ou qu’on aurait à le faire) toutes les divergences entre les positions de chacun. Le consensus ne porte pas d’abord sur le contenu de l’idée, mais sur la détermination ferme de tous de penser ensemble.
Dans une communication prononcée sur le texte de Seelisberg, Emmanuel Lévinas s’interrogeait sur les exigences d’un dialogue qui éviterait ce type d’écueil[5]. Il peut toujours y avoir, dans la rencontre des rationalités, quelque chose qui relève d’une « intransigeance sans compromis devant la vérité ». Pour cette raison, le dialogue ne doit jamais négliger l’existence de « problèmes insolubles » qui peuvent toujours ouvrir la voie à la violence, même si cette dernière ne leur donnera pas de solution définitive : « Nous sommes habitués à penser à l’histoire comme à un processus harmonieux où tous les problèmes se résolvent, où tous les conflits s’apaisent, où, dans l’universel, toutes les contradictions se concilient. Nous abordons l’histoire déjà faite ». Pour éviter ce risque d’un cercle répété de la violence, pour renoncer à l’aveuglement qui ferait croire qu’on peut déduire de principes abstraits l’idée d’un dialogue pour toujours apaisé qui serait comme l’illusion d’une « plateforme minima commune », Lévinas propose une attitude nouvelle : « Par-delà le dialogue, une maturité et un sérieux nouveaux, une nouvelle gravité et une nouvelle patience et, si on peut s’exprimer ainsi, maturité et sérieux pour problèmes insolubles ». Cette maturité consiste, selon le philosophe, en une présence vigilante les uns avec les autres devant un problème :
[5] Emmanuel LEVINAS, « Par-delà le dialogue », in : Altérité et transcendance, Fata Morgana – Livre de Poche, Paris, Coll « Biblio Essais », 1995, 93-102.
Présence de personnes devant un problème. Attention et vigilance : ne pas dormir jusqu’à la fin des temps, peut-être. Présence de personnes qui, pour une fois, ne s’en vont pas en paroles, ne se perdent pas en techniques, ne se figent pas en institutions ou structures. Présence de personnes dans toute la force de leur irremplaçable identité, dans toute la force de leur inévitable responsabilité. Reconnaître et nommer ces substances insolubles et empêcher qu’elles n’éclatent en violences, en ruse, en politique, monter la garde devant les foyers des conflits, religiosité et solidarités nouvelles, l’Amour du Prochain, est-il autre chose ? Non pas l’élan spontané et facile, mais le dur travail sur soi : aller vers l’Autre, là où il est véritablement autre, dans la contradiction radicale de son altérité, d’où pour une âme suffisamment mûre, la haine coule naturellement ou se déduit selon une logique infaillible. Il faut délibérément se refuser aux facilités des “droits historiques” et au “droits de l’enracinement”, aux “incontestables principes” et à l’“inaliénable condition humaine”. Il faut se refuser à être pris dans l’enchevêtrement d’abstractions dont les principes sont, en effet, souvent évidents, mais la dialectique, fût-elle rigoureuse, meurtrière et criminelle.
Cette « maturité pour problèmes insolubles » est, dit-il, comme une spiritualité nouvelle qui nous conduit à un « possible où peut-être dort l’impossible ». Pour reprendre l’expression utilisée au début, cette veille, établie dans l’exigeante présence mutuelle de la rencontre, s’appuie sur l’espérance partagée d’un monde en commun possible, dont nul ne possède le secret ultime. Elle a la force d’une proximité qui s’approfondit à la mesure où chacun, dans le respect de la distance qui le sépare de l’altérité de l’autre, éprouve à quel point il est concerné par lui. Lévinas désignera, ailleurs, cette proximité du dialogue, faite tout à la fois de distance et de non-indifférence, comme fraternité : « être concerné par l’altérité d’autrui : fraternité »[6].
[6] Emmanuel LEVINAS, « Le mot je, le mot tu, le mot Dieu », in : Altérité et transcendance, Fata Morgana – Livre de Poche, Paris, Coll « Biblio Essais », 1995, 103-106 [105].
Cette lecture d’Emmanuel Lévinas me conduit à aborder, sous un angle qui pourrait sembler étrange, le troisième élément qui définissait l’initiative de Domingo de Guzman : étudier. Avant que certains d’entre eux ne reçoivent la mission d’enseigner, les premiers prêcheurs ont été envoyés, tous, pour étudier. Ce doit être d’ailleurs, aujourd’hui, l’une des préoccupations majeure de cet Ordre qui a mission de partir et rencontrer, au-delà des cercles familiers, d’autres systèmes de convictions, d’autres cultures, d’autres représentations du monde, d’autres rationalités. Partir pour étudier, prolongeant autant que ce sera possible la tension en avant de la « fides quaerens intellectum ». Mouvement tout à la fois du cœur et de la raison par lequel se réalise cette recherche de la vérité, que saint Albert le Grand mettait précisément en lien essentiel avec la fraternité (« in dulcetudine societatis quaerere veritatem »). Où l’on doit ici comprendre que l’étude doit non seulement se définir à partir des connaissances qu’elle permet d’acquérir, mais encore, et surtout, que l’étude est exigée des prêcheurs comme méthode, comme manière de vivre. Il me semble que cette manière de vivre est particulièrement concernée par la thématique du présent congrès. Elle l’est, bien sûr, parce que c’est l’étude qui permet d’apprendre à mieux connaître, à comprendre davantage les diverses rationalités, celle d’un champ théologique donné et de son développement dans l’histoire, mais celles aussi qui formulent d’autres intelligibilités du monde, de l’humain dans ce monde, de la transcendance, et de Dieu. Mais, de plus, cette dimension d’une étude cognitive est aussi indispensable pour se donner les moyens – par-delà la tentation de s’en tenir à un consensus intellectuel minimum qu’il soit de principes, de valeurs ou d’action – de formuler vraiment, et en une argumentation que chacun peut assumer à partir de sa propre posture intellectuelle, les divergences, les différences fondamentales. On le comprendra, l’étude est donc indispensable pour établir la base d’une « maturité pour problèmes insolubles » qui anime cette veille en commun de la fraternité des intelligences cherchant la vérité. Cette dimension est celle d’une étude toujours inquiète, inquiète d’entrer vraiment en dialogue, c’est-à-dire inquiète de prendre sans se lasser le temps d’écouter l’autre exprimer ce qu’il pense dans la logique de sa propre rationalité, inquiète de réussir à formuler avec l’autre les questions insolubles avec lesquelles, à cause desquelles, chacun doit veiller avec chacun à résister à la tentation de la violence d’une rationalité qui se proclamerait détentrice exclusive du vrai. Loin de mener à une compréhension « relativiste » de la vérité, une telle conception de l’étude fait passer d’une posture cognitive à une posture contemplative. La rencontre, le croisement des rationalités est le chemin le plus sûr pour garder la raison à l’abri de la violence, à la mesure même où une rationalité se laisse en même temps renforcer et démunir par sa rencontre avec l’autre, osant éprouver ce que Jean Ladrière a décrit comme espérance de la raison[7].
[7] Jean LADRIERE, L’espérance de la raison, Vrin – Peeters, Paris, Coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain », 2005.
Dominique demandait donc à ses frères de partir, de rencontrer et d’étudier. Et il ajoutait : et fonder des couvents. Demeurer, donc, là où ils allaient mener cette aventure de l’espérance de la raison conjointe à celle proclamée dans leur prédication. Cet appel est assez important puisqu’il manifeste l’exigence et la richesse de ce que l’on désigne aujourd’hui par le terme d’inculturation. Cette « inter-culturalité » donne au dialogue des rationalités un horizon particulier : celui du métissage des cultures. Une personne, une communauté de personnes, peuvent intégrer en elles-mêmes la confrontation de rationalités différentes en une dynamique d’identification. C’est souligner ici, une fois encore, que le dialogue des rationalités culturelles ne relève pas seulement de l’ordre de l’argumentation, mais bien aussi de l’ordre existentiel. D’une certaine façon, on pourrait dire qu’il y a là comme une pédagogie de la rencontre : « La rencontre ne s’annonce pas plus qu’elle ne se prépare. Nulle stratégie possible, à la différence du combat ou de la séduction. On n’arrive jamais à une rencontre, une rencontre, toujours, vous arrive »[8]. C’est dire que la vigilance de cette « maturité pour problèmes insolubles » doit puiser sa patience, une fois encore, non tant dans la justification argumentée des principes, mais dans l’épreuve concrète de l’existence partagée et, ici, partagée dans l’horizon de la fraternité.
[8] François LAPLANTINE & Alexis NOUSS, Le métissage, Tétraèdre, Paris, 2011, Coll. « (Ré)édition », 101.
3. Demeurer dans la rencontre
Pour conclure cette contribution, je propose de considérer comment ce dialogue des rationalités culturelles et religieuses se présente comme une manière de « demeurer dans la rencontre », en écho à l’appel de Jésus à ses disciples dans l’Évangile lorsqu’il les appelle à « demeurer dans la parole » (Jn 8, 31). Cette perspective prolonge l’étape du chemin de Dominique rappelé plus haut lorsqu’il envoie ses frères « fonder des communautés ». Il s’agit alors de préciser de quoi ces communautés sont le signe – de quoi, dans l’horizon de la problématique de ce numéro de Concilium, sont le signe des groupes de recherche et de dialogue des rationalités culturelles.
Elles sont, tout d’abord, le signe de la diversité de laquelle est faite, et enrichie, toute rencontre. Les communautés que je visite dans l’Ordre sont marquées par une diversité très grande : de générations bien entendu, mais aussi de culture, d’origine sociale, d’opinion sociopolitique, d’options théologiques ou ecclésiales… La tentation majeure d’une communauté humaine est de ramener la rencontre aux éléments qui seraient communs à tous, en lesquels tous peuvent se reconnaître. Et il est évidemment important, dans une rencontre, dans une discussion, d’identifier les points communs entre les interlocuteurs. Important d’identifier les éléments d’un consensus entre tous. Il me semble cependant que la richesse et la force d’une rencontre vient, bien plus, de la détermination de tous les interlocuteurs à faire un travail d’objectivation des éléments de dissensus, voire d’identifier les « différences fondamentales[9] » entre les interlocuteurs. On retiendra deux dimensions importantes de ce travail d’apprivoisement des différences, voire divergences. Il s’agit, d’abord, de prendre acte (en nommant, en cherchant à comprendre les oppositions) les différences d’expériences, de postures, de convictions, de système de pensée, d’intelligibilité de la réalité, en essayant de formuler ensemble l’explicitation de ces différences : la communauté de recherche de la vérité ne se constitue pas comme une seule et même formulation de la vérité, mais plutôt à la mesure où tous sont aptes à dire, en un discours élaboré ensemble et soutenu par tous, les éléments qui les constituent dans leur diversité. Ce faisant, et c’est la seconde dimension, ce travail d’élaboration en commun constitue une expérience concrète de communauté de recherche de la vérité. C’est, je crois, l’expérience la plus forte, et à mon sens la plus féconde pour le bien commun, que font les membres des comités pluralistes de réflexion éthique. La communauté humaine fait l’expérience de se constituer, de s’instituer, par le fait même de s’offrir mutuellement de nouveaux chemins « vers la vérité »[10]. De ce point de vue, le pluralisme ne conduit pas nécessairement à une indifférence relativiste.
Dans cette perspective, il est alors important de s’entendre sur le sens et la portée qu’on attribuera au dialogue. Emmanuel Lévinas, une fois encore, peut nous aider à préciser ce point. Nous l’avons évoqué plus haut.Selon le philosophe, on risque toujours de considérer le dialogue comme une entreprise de recherche d’une « commune rationalité ». Or, dit-il, le dialogue ne doit pas se réduire à être dialogue d’immanence qui construirait la socialité concrète conformément à ce que la raison jugerait souhaitable ou possible. Le dialogue doit permettre de découvrir qu’il se fonde en une socialité originaire, transcendante, et renvoie à un au-delà du monde. Cette proposition entre en écho avec la réflexion du philosophe Jean Ladrière selon qui l’exercice même de la raison, et de la confrontation des rationalités, ouvre le chemin vers l’expérience de l’au-delà de la raison, qui fonde cette dernière à la fois en sa capacité d’intelligibilité de la réalité et en son humilité devant le fait que la « vérité » échappe à la saisie de la raison, à la mesure précisément où cette dernière déploie sa capacité d’intelligibilité. La raison humaine a, dit Ladrière, une structure eschatologique, et son déploiement est figure de son espérance. Je propose de considérer le dialogue des rationalités culturelles et religieuses selon cette perspective. S’il s’agit d’ouvrir, dans une aventure commune, des chemins toujours nouveaux vers la vérité, c’est aussi l’occasion pour les interlocuteurs d’un dialogue, d’une rencontre, de promouvoir mutuellement en chacun cette « capacité d’espérance » de la raison humaine. Demeurer dans la rencontre, c’est se tenir sur ce chemin.
Conclusion
Nous le savons, ces dialogues des rationalités se tiennent aujourd’hui en des champs aussi concrets que le dialogue interculturel dans des sociétés de plus en plus globalisées et internationalisées, la confrontation des cultures techniques et humanistes face au défi du « posthumanisme », les divergences d’interprétations sociopolitiques du monde et de son futur souhaitable, et bien sûr le dialogue entre les religions et leur systèmes de convictions et de représentation de l’homme et du monde. Ce n’est pas le lieu, ici, de détailler les enjeux précis de chacune de ces confrontations de rationalités. Je voudrais seulement souligner le fait que, dans chacun de ces champs, un même défi d’interculturalité se manifeste : à moins de décider – ou de céder à la tentation que cela représente – de bâtir un monde de juxtaposition d’identitarismes culturels et/ou religieux et, donc, de polarisation, l’enjeu du dialogue est aujourd’hui celui d’un apprivoisement mutuel des cultures qui permettrait à tous de porter ensemble la réalité et le futur d’un « monde en commun ». Le fait d’accorder toute la considération requise à l’engagement des rationalités – de leurs convergences autant que de leurs divergences – permet de prendre conscience que ce monde en commun n’est pas seulement le résultat d’une « socialité intentionnelle » mais, bien plus, il est comme le signe d’une socialité première qui « vient à la raison » lorsque celle-ci se tient disponible pour être portée au-delà d’elle-même et de sa propre intentionnalité. Le champ de la rencontre des rationalités ouvre alors vers une dimension autre du monde en commun, où les nouveaux chemins vers la vérité sont aussi chemins spirituels et de sagesse.
Formulant cela, on comprendra que s’indique ici l’une des tâches possibles de la théologie, dont le travail de recherche est aussi d’établir la conversation entre la socialité que les humains peuvent bâtir entre eux par le dialogue intentionnel, et la socialité originaire dont les hommes peuvent se découvrir héritiers. Inciter à inscrire au cœur du monde en commun plus ou moins intelligible et plus ou moins disponible à la « saisie par la raison humaine », la perspective d’un monde en commun à recevoir ensemble. « L’être humain est destiné par Dieu à atteindre une fin qui dépasse la compréhension de son esprit » (Thomas d’Aquin, ST Ia, q 1). Mais la fulgurance de la grâce est que l’humain découvre cela, précisément, à travers l’exercice de sa capacité rationnelle.
Il y aurait ainsi comme une dimension « sacramentale » dans la capacité de la raison humaine à se déployer, en demeurant dans la rencontre.
Auteur
Bruno Cadoré est un frère dominicain,docteur en médecine, docteur en théologie morale, professeur d’éthique médicale. Il est Maître de l’Ordre des Prêcheurs depuis 2010, après avoir été prieur provincial de la Province dominicaine de France. Il a publié de nombreux ouvrages, en particulier lorsqu’il dirigeait le Centre d’éthique médicale de l’Institut catholique de Lille (France).