Bruno Cadoré – « De l’écoute à la conversation »

Bruno Cadoré

« De l’écoute à la conversation. Après le Synode des évêques sur ‘Les jeunes, la foi et le discernement vocationnel»

Thierry-Marie Courau, Susan Abraham, Mile Babić

Concilium 2019-2. Populismus und Religion
Concilium 2019-2. Populism and religion
Concilium 2019-2. Religiones y populismo
Concilium 2019-2. Populismo e religione
Concilium 2019-2. Religions et populisme
Concilium 2019-2. Populismo e religião


Inscrivant le récent synode[1] dans la dynamique des trois précédents (sur l’évangélisation et la famille), le Pape François a voulu insister particulièrement pour qu’il soit un exemple de la démarche synodale par laquelle l’Église se fait et vit. Ceci a présidé au processus déployé pour la préparation du synode (non seulement les questionnaires habituellement envoyés dans les Églises locales, mais aussi un questionnaire en ligne, des rencontres régionales, et une réunion pré-synodale de représentants de la jeunesse du monde). Il était essentiel de prendre les moyens d’écouter les jeunes dans leur diversité, comme il était important que des représentants assez nombreux des jeunes soient invités à être présents au synode et à un prendre la parole. Écouter les jeunes était un objectif essentiel, parce que ce devait être comme un point de départ, et peut-être un critère d’évaluation, pour le travail synodal. 

La voix de ces jeunes a été, au cœur de ce parcours synodal, comme l’analogue de la question du plus jeune dans l’assemblée célébrant le seder pascal de la tradition juive. « Pourquoi cette nuit est-elle à nulle autre pareille ? » demande-t-il à celui qui préside l’assemblée. Et ce dernier de faire à nouveau le récit mémoriel de la libération du peuple par laquelle le peuple a été constitué, établi, envoyé dans le monde comme un peuple choisi par Dieu. Ainsi en fut-il peut-être des jeunes invités au synode qui, à travers toutes leurs réflexions et questions posées à leur Église, invitaient cette dernière à exprimer avec eux, une fois de plus, mais peut-être de manière renouvelée, ce que l’Église souhaitait être et devenir, et ce qu’elle désirait être et devenir avec eux. Ici, le terme de conversation tient toute sa place, spécialement parlant d’un synode au cours duquel fut célébrée la canonisation du saint Pape Paul VI, lequel insistait tant pour dire que l’Église, cette Église essentiellement évangélisatrice, devait se faire dialogue et conversation, en son propre sein et dans le monde. Évangélisation donc, par la conversation, comme horizon de la synodalité.

A ce jeune du seder pascal correspond un autre jeune, dans l’Évangile selon saint Jean (Jn 6, 5-15). Après avoir enseigné la foule, Jésus discute avec Philippe et les autres disciples car ils sont inquiets de savoir comment nourrir tant de monde. André a repéré un jeune qui, certes, n’a pas grand-chose entre les mains mais l’offre de grand cœur. Et sa présence, son offrande, permet à Jésus, avec ses disciples, d’ouvrir l’aventure de la mission de communion. Au fond, pour l’Église d’aujourd’hui, l’enjeu du Synode était peut-être de se tenir à l’écoute de ces deux jeunes, du repas pascal et de la mer de Tibériade, et de se laisser guider par eux pour dire ce qu’elle est et de le mettre en pratique à partir d’eux et avec eux. C’est en ce sens qu’il faut comprendre que le Synode appelle maintenant les Églises particulières, les traditions religieuses et spirituelles, et tous les groupes dans l’Église à poursuivre, prolonger, accomplir les fruits de cette conversation avec les jeunes, dont le document final est seulement le « point d’étape » d’une aventure plus large qui appelle l’Église à elle-même.

1. Trois moments de la conversation synodale

De cette conversation synodale, on peut retenir trois « moments » importants de prise de conscience collective. Le premier est certainement la constatation qu’il était vraiment impossible, et que cela n’aurait pas été pertinent, de considérer « les jeunes du monde » comme une catégorie univoque, tant la diversité entre eux est grande. Néanmoins, il est apparu très clairement que, dans cette diversité, les jeunes se manifestaient être les révélateurs des grandes questions, des principales mutations, et des « fractures » qui marquent les mondes contemporains. Ainsi en est-il de bien des thèmes qui ont retenu l’attention du synode : interculturalité, diversité des situations socioéconomiques, grande diversité du monde du travail et de ses difficultés d’accès, phénomène important de migration soit pour des raisons d’exil politique soit pour des raisons d’extrême pénurie de la vie quotidienne concrète, immersion dans le monde digital – en particulier dans le champ des communications sociales, violences et injustices des guerres, situation de persécution pour la foi. Entrer en conversation avec les jeunes aujourd’hui signifie écouter le témoignage de ces souffrances, de ces ruptures, et des espoirs qui, malgré tout, s’affirment.

Un second moment fut celui de l’insistance, rappelée par plusieurs intervenants en assemblée mais aussi par plusieurs groupes de travail, sur le fait que la communauté devait tenir un rôle essentiel dans tout processus d’accompagnement ou de discernement. Il y a là un enjeu majeur pour la préparation du futur de l’Église. Il n’est pas possible de considérer les jeunes seulement dans une perspective « interindividuelle », d’autant moins que cela pourrait avoir comme conséquence de se « décourager » mutuellement. La communauté chrétienne doit, au contraire, retrouver les modalités pour s’affirmer comme lieu d’appartenance, lieu où chacun peut nourrir sa propre vie humaine, sa foi, sa réflexion éthique… Bref, la communauté est le lieu où le frère ou la sœur doivent mûrir et, pour cela, les communautés doivent se proposer de « nourrir la vie de chacun de leurs membres. Les jeunesses du monde, chacune à sa manière, sont marquées par de très radicales mutations du mode de relation entre l’individu post-moderne et la communauté humaine. C’est à partir de ce constat qu’il doit s’agir, pour l’Église, de penser à nouveau à la place donnée à la communauté, à la promotion des communautés de foi comme communautés d’appartenance.

Un troisième moment fut celui de la réflexion sur l’articulation qu’il s’agissait de mettre en œuvre entre l’accompagnement et le discernement. Une lecture de l’Instrumentum laboris pouvait faire penser que la dynamique proposée était la suivante : discerner les vocations, et sur cette base réfléchir à l’accompagnement qui serait le plus adéquat. En réalité, la vie dans l’Église est bien différente, puisque l’Église ne saurait se percevoir ou se penser comme une juxtaposition de personnes individuelles qu’il s’agirait d’accompagner après avoir discerné leurs besoins. L’Église est appelée à rendre témoignage en tant qu’elle est une communauté de foi, d’appartenance, et de mission. Et c’est à travers la mise en œuvre de ce processus qu’une communauté « accompagne » ses membres. En marchant avec eux, se faisant compagnons, l’Église se construit et se rend disponible à l’Esprit pour que ce dernier la fasse « mission ». Ce point de vue de la mission est un critère, et un appui, pour un processus de discernement en dialogue avec les personnes. Mais il est aussi le point de vue à partir duquel il s’agit, pour l’Église elle-même, de sans cesse discerner son adéquation à cet appel à la mission, appel à vivre en état permanent de mission. 

2. Trois questions sous-jacentes

La conversation synodale a été marquée par trois questions très présentes dans la conscience de tous, même si elles n’ont pas été également abordées explicitement par l’assemblée. 

La première question est celle de l’affliction et la contrition de l’Église face au si grave scandale des abus sur mineurs dont certains membres se sont rendus coupables au cours des dernières décennies, parfois malheureusement sans que les responsables dans l’Église n’assument vraiment leur responsabilité propre à l’égard de ces membres délinquants ou criminels. L’assemblée a exprimé son affliction, affirmant une fois encore, d’une part, la priorité que l’on voulait donner à la considération, à l’écoute, au soutien des personnes qui ont souffert de ces abus et, d’autre part, sa détermination à faire la clarté sur ce sujet et à déployer tous les efforts possibles pour que de telles situations ne se reproduisent pas.

La deuxième question sous-jacente à cette conversation est celle de l’interculturalité. Dans ce synode précis, ce fut évidemment le cas pour la définition même de cette population que l’on nomme « jeunes » : on n’est pas jeune de la même manière, et pour la même durée, selon que l’on est étudiant dans le Nord-Occident, ou chargé de famille dès l’adolescence dans certains autres contextes ; on ne parle pas de la même façon de la transmission de l’héritage culturel au Nord et au Sud, à l’Est et à l’Ouest ; la famille nucléaire n’est pas une référence qui rend compte de l’importance de la famille dans toutes les cultures ; le rapport si souvent prégnant entre jeunesse et éducation ne se réalise pas également selon les latitudes du monde… Il faut aussi souligner la diversité des jeunes dans leur lien avec l’Église : entre les plus engagés et en charge de responsabilités précises et ceux qui sont plus à distance ; entre ceux qui adhèrent pleinement à la vie de l’Église telle qu’elle est aujourd’hui et ceux qui aspirent à renouer davantage avec des traditions, liturgiques, théologiques ou morales, plus anciennes ou plus classiques ; entre ceux qui ont reçu la foi dans une Église assez fortement engagée dans la vie socio-politique de leur pays souvent en contexte de graves conflits, et ceux pour qui au contraire l’Église doit se tenir à distance de tels engagements. Cette diversité fait l’unité de l’Église comme communion d’un seul et même peuple, traversé, et même constitué par l’interculturalité.

La troisième question est celle de la synodalité, tout en soulignant que ce thème n’était pas central dans ce synode et n’a pas fait l’objet de beaucoup d’échanges entre les synodaux. Pour autant, le thème de l’accompagnement et celui de la communion ont été très présents. Cela doit conduire à lire l’insistance accordée à la thématique de la synodalité dans le Document final (et la communication à son propos), en lien avec celle accordée à l’accompagnement. Cette double insistance exprime le caractère essentiel de la réciprocité dans l’expérience ecclésiale de la communion.  Réciprocité de l’accompagnement. Là où le synode avait peut-être pensé qu’il s’agirait de discerner comment accompagner les jeunes aujourd’hui, les évêques ont découvert que – à l’instar des familles pour leurs plus jeunes membres – il était possible d’accompagner les plus jeunes à la mesure où on laissait volontiers ces derniers accompagner les plus anciens. Ou, pour le dire autrement, les jeunes dans l’Église accompagnent les plus anciens autant que ceux-ci le font à leur égard. L’enfant, dit-on souvent, éduque le parent, autant que le parent éduquera l’enfant. 

Mais réciprocité, aussi, de la synodalité. La synodalité décrit avant tout qui est l’Église qui, à la suite des deux disciples, et à partir de la reconnaissance de Jésus ressuscité et du signe du pain partagé, s’en retourne à Jérusalem et au-delà pour annoncer la bonne nouvelle dont elle est le témoin. La synodalité dit de l’Église sa vocation à se faire compagne du monde, témoin de la capacité du monde à entendre de Dieu l’appel et la promesse de communion.  Cette synodalité missionnaire est particulièrement importante lorsqu’il s’agit d’annoncer aux jeunes générations qui se préparent, à leur tour, à répondre du monde et de sa vocation à être hospitalier à l’humanité. C’est en cela que l’option préférentielle pour les jeunes prend toute son amplitude et sa force : aujourd’hui est la réalité de demain, et c’est à cette condition que demain pourra être l’aujourd’hui de tous. C’est pour réaliser cela qu’aujourd’hui l’Église a le devoir de reconnaître et promouvoir le droit de la jeune génération à être protagoniste dans l’Église, pleinement acteur, en réciprocité synodale, du présent de sa mission.

3. Trois thèmes pour poursuivre la « conversation avec les jeunes » ponctuée par le synode 

Quels sont les thèmes principaux à propos desquels le synode semble vouloir se prolonger en une conversation des Églises particulières, cette conversation par laquelle l’Église devient qui elle est en conversation dans le monde ?

Le premier est celui de la réalité des communautés dans l’Église, des communautés qui font l’Église. Au cours de sa préparation et du synode lui-même, les jeunes ont souvent regretté de ne pas rencontrer suffisamment cette réalité essentielle dans l’Église. Ils aspirent à se sentir chez eux dans l’Église, à la maison, accueillis, exprimant au fond en cela l’aspiration de tout un chacun.

Le second sujet est celui de l’éducation. Le synode a souligné que l’Église assumait, dans beaucoup de lieux du monde, une responsabilité éducative importante par ses nombreuses écoles et universités. Ce fait, en écho aux besoins immenses que l’on peut constater, appelle à consolider et déployer encore les engagements pris, à y renforcer la synergie entre les diverses initiatives, avec le souci d’apporter remède aux inégalités d’accès à l’éducation qui représentent une injustice pour aujourd’hui et le risque d’une fragmentation aggravée du tissu social de demain.

Le troisième sujet est en rapport avec l’enseignement social de l’Église. Il a été souvent noté durant le synode l’intérêt manifesté par la jeune génération dans le monde pour les questions qui mettent à mal aujourd’hui l’aspiration de l’humain à la justice, à la paix, à la vérité, au respect de la création. Les jeunes, par ailleurs, sont ceux qui, bien souvent, sont les premières victimes de telles situations, de tant de conflits et d’exactions dans le monde. La réflexion avec eux, à partir de leur propre expérience tout autant qu’à propos de leurs aspirations pour le futur, serait de nature à inscrire ces préoccupations au cœur des préoccupations des communautés ecclésiales auxquelles ils appartiennent.

La conclusion du document final oriente les regards vers la sainteté et l’importance de la communauté de foi pour soutenir la vocation de chacun à la sainteté. Les réflexions et appels des jeunes à l’Église qu’ils veulent habiter comme leur maison, la conversation avec eux qui a permis de renforcer le sentiment de réciprocité dans cette commune appartenance à l’Église, ont ainsi résonné comme autant d’appels à reconnaître à nouveau ce qu’est essentiellement la vie de chaque être humain. Vocation !


Notes

[1] Voir http://www.synod2018.va/content/synod2018/en/fede-discernimento-vocazione.html

Auctor

Bruno Cadoré est un frère dominicain, docteur en médecine, docteur en théologie morale, professeur d’éthique médicale. Il est Maître de l’Ordre des Prêcheurs depuis 2010, après avoir été prieur provincial de la Province dominicaine de France. Il a publié de nombreux articles et ouvrages, en particulier sur les questions de bioéthique lorsqu’il dirigeait le Centre d’éthique médicale de l’Institut catholique de Lille (France). Son dernier ouvrage est : Avec Lui, écouter l’envers du monde, Paris, Cerf, 2018.

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