« Paradigmes épistémologiques et herméneutiques de l’Interreligieux »

par: Jean-Jacques Wunenburger


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1. Introduction

Toute religion, avec ses variations confessionnelles, constitue un ensemble culturel particulier de récits et de rites qui médiatisent un rapport entre une conscience individuelle et le surnaturel, l’invisible, le transcendant. Chacune dispose de sources, révélations, inscriptions textuelles, formes de transmission, d’appropriation, d’adaptation, de transformation propres. En ce sens, une religion constitue une culture partagée et transmise qui est marquée par une idiosyncrasie plus ou moins forte, qui se distingue d’une autre ou s’oppose à elle. Le dialogue interreligieux relève donc d’abord des conditions et des formes de possibilité de l’inter-culturalité en général, avant de relever de conditions particulières liées au type de référentiels et de contenus informatifs.

Comment peut-on engager une démarche de compréhension entre soi-même et une autre culture ? Comment traiter cette part d’étrangeté de ce qui n’est pas d’emblée mien, familier, proche ? Comment l’aborder, la typifier, la conceptualiser, la penser dans sa différence tout en la rendant coextensible à soi, commensurable, subsumable sous des catégories auto-compréhensives ?

Ces questions relatives aux relations entre cultures religieuses différentes, entre leurs langues, institutions, œuvres, traditions, doivent-elles être approchées à partir de situations empiriques particulières, d’expériences pragmatiques de rencontre ? Ou ne gagnerait-on pas à en chercher les conditions de possibilité et les paradigmes dans les procédures discursives mises en œuvre chaque fois que la pensée conceptuelle et argumentée cherche à rendre intelligible une altérité, une étrangeté, voire une nouveauté ? Instaurer de l’intelligibilité entre deux entités singulières, différenciées, ne peut se limiter à une saisie immédiate par une sorte de connaturalité empathique au risque d’arraisonner ou d’altérer l’autre. Dans ce cas quels seraient les modèles, familiers à la pensée philosophique, qui pourraient s’appliquer aux particularités différenciées des corpus religieux ? 

On examinera deux différentes stratégies rationnelles possibles : l’insertion de l’une et de l’autre entités dans un système englobant, et la saisie synoptique par un tiers médiateur source d’une interprétation des différences et ressemblances. Le premier cas consiste à intégrer par inter-action les deux entités dans un système en méta pour les penser dans leur relation bipolaire. Le second cas met l’accent sur le rôle du médiateur lui-même qui permet de manière plus phénoménologique que systémique de faire consentir, faire comprendre, les deux entités. Il suppose de convoquer  les ressources du langage pragmatique lui-même en ce qu’il s’arrache du contenu identitaire et assure la mise en relation à partir d’une position tierce (Je-tu-il). 

2. L’interaction systémique

La modernité, culpabilisée par l’usage passé de la violence destructrice de l’Autre, a tendance à échanger la catégorie d’altérité contre celle de différence. La différence installe d’emblée l’étranger dans une pluralité anomique, où chaque élément trouve son lieu, sans point de référence absolu. Il n’y a plus de monde absolu, plus de perspective unique ; alors que toutes les rhétoriques antérieures restent duelles, binaires[1], celle-ci saute au dessus du tiers, et pose d’emblée le multiple pur, sans limites. Ainsi le différentialisme, très opératoire dans la pensée post-moderne et post-coloniale, fait naître un relativisme, qui était déjà en germe dans le scepticisme d’un Montaigne, parlant des peuplades brésiliennes : « Je trouve… qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage »[2].

[1] François Hartog, Le miroir d’Hérodote, essai sur la représentation de l’Autre, Paris, Gallimard, 1980, p. 227.

[2] Michel de Montaigne, Essais, Des cannibales (1595), Paris, Gallimard, coll. La Pléiade.

Mais ne se retrouve-t-on pas prisonnier d’une aporie ? Sort-on vraiment de l’opposition entre l’Un et l’Autre ? Le problème posé par la différence est alors le suivant : ou la catégorie se dissout au profit de l’altérité, et reconduit par conséquent la ligne de partage schizomorphe, source des discriminations, ou, pour éviter cette dérive, on fait de la différence un masque d’un universel anthropologique, et donc une identité cachée. Le plus important ne serait-il pas alors de partir, étant donné que ressemblances et dissemblances se répartissent de part et d’autre de la comparaison, du terrain de rencontre commun, qui comporte des zones d’interférence et des zones d’étrangeté ? Comment dès lors élaborer un mode de penser qui ne pense pas l’altérité comparativement, c’est-à-dire par rapport à une identité préalable ?

Ce déplacement de la question trouverait un paradigme symbolique et analogique dans l’herméneutique mythique platonicienne, en particulier dans l’interprétation du mythe d’Eros introduit par Platon dans le Banquet à partir des sources d’Aristophane et dans la pensée paradoxale de la monadologie de Leibniz.

3. L’uni-versité  (se tourner vers l’un) du multiple (au moins du trois)

On pourrait, en effet, trouver une autre approche de la question en passant par le détour d’un mythe grec, celui des types d’humanité, exposé par Aristophane dans Le Banquet de Platon. Ce mythe évoque trois genres, le mâle, le femelle et un type mixte, de forme sphérique, l’androgyne, dont l’énergie les poussa à s’en prendre au dieu créateur[3]. Zeus pour les punir coupa alors tous les êtres en deux : « dans ces conditions, le sectionnement avait dédoublé l’être naturel. Ainsi chaque moitié soupirant après sa moitié, la rejoignait ». Dans un premier temps, chaque moitié cherchait à s’unir à d’autres moitiés, au hasard, dans un cycle sans fin, totalement stérile. Alors Zeus décida de déplacer les parties sexuelles pour que certaines rencontres deviennent des accouplements féconds. Dès lors Zeus rend possible deux types de relation entre moitiés : ceux entre mâle et femelle, issus de la totalité mixte (hétérosexuelles), deviennent fertiles, ceux entre deux moitiés du même sexe sont stériles (homosexuelles). Ainsi les moitiés des êtres homogènes s’unissent stérilement, alors que celles qui s’opposent complémentairement parviennent à procréer.

[3] Platon, Le Banquet, Paris, Les Belles-Lettres, 189d sq.

En quel sens ce texte symbolique, en abîme, puisque l’androgyne permet également de définir le symbole lui-même (comme union de deux moitiés formant un tout), peut-il nous permettre de progresser ? D’abord, ce mythe de l’humanité androgyne constitue peut-être le premier texte systémique, puisqu’il explique les propriétés d’un individu, d’un genre sexué ou d’une société, non par rapport à un autre élément extérieur, mais par sa place dans un tout, dont il est un des pôles. La structure et ses relations d’opposition-symétrie précèdent donc les liens adventices contractés par les entités élémentaires. Dans ce cadre, il existe bien deux types de juxtaposition d’entités stériles, qui ne font que dupliquer l’homogène (le mâle et le femelle purs) ; autrement dit, la relation entre semblables entraine un rapprochement, mais qui est sans vie. Par contre, pour qu’une catégorie mixte, faite d’éléments hétérogènes, opposés et complémentaires, celle de l’androgyne, reforme une Unité, il faut préalablement encore introduire (et tel est l’artifice de Zeus) un tiers reliant, symbolisé ici par les organes sexuels et leur emplacement. Autrement dit, pour éviter que des éléments complémentaires se contentent de se côtoyer par contiguïté, mais pour faire qu’ils s’assemblent dans leur différence, il faut une structure médiatrice, une « prise ». Car être en prise, avoir prise sur, est la condition qui permet de prendre, et, analogiquement, sur le plan intellectuel, de comprendre. Mais les éléments divisés, qui cherchent à se tourner à nouveau les uns vers les autres (par l’intermédiaire d’Eros) ne s’offrent à une prise que s’ils se tournent en même temps vers la totalité ronde de leur origine, c’est-à-dire vers un monde « en rond ».  Bref, une des leçons du mythe grec est qu’il ne suffit pas de s’unir à l’Autre pour re-créer de la ressemblance vivante, ni d’être semblables pour reconstituer une unité. La vraie unité est celle du complexe : elle suppose une opposition foncière entre deux conjoints, qui se réunissent dans la dissemblance lorsqu’ils se tournent vers l’Un (uni-versus), symbolisé par l’androgyne rond.

Pouvons-nous alors transposer le mythe au problème des cultures religieuses dissemblables, qui sont en même temps parties prenantes d’un même monde, manifestation d’une source transcendante, entendu comme être rond ? Dans ce cas, l’uni-versité des cultures ne s’apparenterait plus à l’universalité homogénéisante et abstraite, mais plutôt à une hiérogamie (mariage sacré de compléments opposés), à une tension érotico-agonistique, sur fond d’une médiation par la totalité cosmique. Ces interprétations mythique et philosophique permettent donc de dégager une structure systémique où les pôles extrêmes d’un même Tout peuvent reconduire vers une union, qui n’est pas fusion hallucinée, mais couplage génésique. A cet effet, il faut que les moitiés, au lieu de désirer se fondre avec l’autre moitié, désirent recomposer le Tout dont ils sont des sectionnements. On ne communique jamais davantage que lorsqu’on regarde vers un tiers, au lieu de chercher à ressembler à l’autre pour s’en approcher. 

4. La monadologie comme entre-accord de mondes sans portes ni fenêtres

Comment penser un type de communication entre cultures religieuses hétérogènes, mais dotées de structures relationnelles, grâce à leurs affinités originelles oubliées ? Si la vraie communication opère entre entités hétérogènes, orientées vers le même Tout, qu’est-ce que communiquer et dialoguer ? Comment se reconnaître semblables dans la dissemblance, sans supprimer les dissemblances au profit d’une information universelle, identique ? Ce type d’approche se trouve déjà pressenti, au 17ème siècle, dans la logique philosophique de Leibniz, qui a cherché à conceptualiser une harmonie universelle entre des substances, appelées monades, qui sont chacune enfermée dans une perspective singulière sur le Tout de l’univers. 

Pour Leibniz, en effet, tout ce qui vit constitue une monade, absolument singulière, c’est-à-dire une substance en soi et pour soi, qui contient en puissance la totalité de ce qui existe, à la manière d’un miroir qui reflète tout ce qui l’environne ; chaque monade est donc un « point de vue » sur le tout, que Leibniz compare aux différentes perspectives qu’ont les voyageurs, venant de points cardinaux différents, lorsqu’ils abordent la même ville ; l’identité d’une monade est faite de la multiplicité de tout ce qui est :

Toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune à sa façon, à peu près comme une même ville est diversement regardée selon les différentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de même par autant de représentations toutes différentes de son ouvrage.[4]

[4] Gottfried Wilhelm Leibniz, Discours de métaphysique (1686), IX.

En conséquence, chaque substance étant autarcique, auto-suffisante, n’a ni porte ni fenêtres[5] ; néanmoins, elle n’est pas comme un atome isolé, sans lien avec les autres monades. Il faut donc imaginer une communication intersubstantielle qui opère par relation, sans contact et sans production d’effets réels. Autrement dit, le lien substantiel (vinculum substantiale) est comparable à l’éther de la cosmologie newtonienne, qui, depuis des siècles, était conçu comme un milieu semi-matériel, capable d’influences à distance. Chaque monade dispose donc de ce que les romantiques appelleront des « affinités électives », des liaisons à distance (qui chez Goethe rapprochent, comme chez Platon, des êtres opposés). Dès lors, les substances monadiques sont en phase, dans la mesure où chacune contient en elle-même le pli, l’empreinte de la structure interne, des autres monades[6].  Sa configuration se plie ainsi d’elle-même, prend le même pli que les autres, sans sortir de soi, sans changer de nature. Ainsi s’instaure une harmonie des substances, sans perte de substance, sans aliénation de la singularité, sans traduction de la dissemblance en ressemblance. Leibniz peut étendre, dès lors, ce paradigme à l’ensemble des problèmes d’organisation des différences, et développe, entre autres, un projet d’unité des religions, sans uniformisation réelle. Il existe donc un modèle universel d’accord des monades, qui s’entre-accordent sans être du tout identiques.

[5] Leibniz, op.cit.,. XXVI.

[6] Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain (1705), II, 12, 1.

Les perceptions ou expressions de toutes les substances s’entre-répondent, en sorte que chacun suivant avec soin certaines raisons ou lois qu’il a observées, se rencontre avec l’autre, qui en fait autant, comme lorsque plusieurs s’étant accordés de se trouver ensemble en quelque endroit à un certain jour préfixé, le peuvent faire effectivement s’ils veulent. Or quoique tous expriment les mêmes phénomènes, ce n’est pas pour cela que leurs expressions soient parfaitement semblables, mais il suffit qu’elles soient proportionnelles ; comme plusieurs spectateurs croient voir la même chose et s’entre-entendent en effet, quoique chacun voit et parle selon la mesure de sa vue.[7]

[7] Leibniz, Discours de métaphysique, XIV.

Ainsi Platon comme Leibniz proposent des paradigmes intellectuels systémiques capables de permettre de penser la diversité, la multiplicité dans une totalité dont elles sont des parties fortement différenciées mais capables de devenir complémentaires ou de s’entre-répondre harmonieusement. Dans tous les cas, le rapport frontal horizontal avec l’autre est remplacé par une intégration verticale dans une structure en méta qui  permet de situer chacune des parties sans risque de domination impérialiste ni de relativisme généralisé par différentialisme.

5. Le tiers médiateur

Une autre forme de rationalité interculturelle invite à restaurer dans toute situation  de comparaison un point de vue médiateur d’un tiers interprétant, qui seul peut parvenir à surmonter la position horizontale et frontale d’écart et faire place à une intelligence surplombante qui déplace chacun des points de vue. Cette puissance herméneutique du médiateur a été évoquée par le fondateur de l’herméneutique allemande,  le philosophe et théologien Friedrich Schleiermacher (1768-1834), mais se retrouve aussi éparse, fragmentée, dans diverses formes de la pensée contemporaine.

Schleiermacher peut servir de référence pour présenter cette autre stratégie discursive. On trouve chez lui, comme chez la plupart des philosophes romantiques, cette idée (déjà présente chez Platon), selon laquelle il n’y a de communication que là où existe une structure bipolaire et là où peut, par conséquent, se réintroduire du lien symbolique. Dans un texte tiré du « Discours sur la religion »[8], anticipant certaines idées du psychologue Carl Gustav Jung,  il  affirme que toute âme humaine, tout psychisme, est la résultante de deux instincts opposés. Nous avons tous en nous une structure bipolaire, faite de deux tendances : l’une consiste dans le fait que chacun tend à attirer à soi tout ce qui l’entoure, à l’intégrer dans sa propre vie, à l’absorber entièrement, en l’assimilant à son être le plus intime. L’autre tendance consiste en l’aspiration à développer toujours plus son moi interne, du dedans au dehors, à tout en pénétrer, à en communiquer à tous une part, sans être jamais épuisée elle-même.

[8] Friedrich Schleiermacher, Discours sur la religion (1799), Paris, Aubier, 1944, p. 122.

En résumé, nous avons une tendance centripète qui nous pousse à assimiler l’extérieur à nous-mêmes, et une tendance centrifuge qui est plutôt extravertie et qui nous pousse à communiquer notre moi à l’extérieur. Schleiermacher soutient ensuite, en fin psychologue herméneute, que chacun développe une de ces polarités plus que l’autre, selon des proportions variables. Cependant, la tendance récessive reste toujours présente, car aucun être n’est totalement unilatéral ou univoque. En conséquence, nous assistons au développement d’une grande diversité de structures psychologiques dans l’humanité, puisque les hommes se différencient les uns des autres par les états multiples de cette même structure bipolaire. Toutefois, constate Schleiermacher, la plupart des êtres se rapprochent plutôt des extrêmes. De là, le développement de comportements opposés, générateurs de conflits et donc de difficultés à communiquer. Dès lors, le problème est de rapprocher ces deux extrémités de manière à faire ou refaire le « cercle fermé », à retrouver un équilibre dans la constitution psychologique des individus et de leurs attitudes d’ouverture ou de fermeture.

Schleiermacher introduit alors la référence du médiateur. Celui-ci est l’individu chez lequel précisément les deux tendances sont en équilibre ; c’est le héros, le législateur, l’inventeur, le dompteur de nature, le « bon démon », c’est-à-dire au fond, le grand communicateur. Dans une perspective plus théologique, Schleiermacher retrouve le dieu grec de la communication, Hermès, celui grâce à qui l’information circule harmonieusement entre les êtres et peut générer la compréhension universelle[9].  Bref, de Platon à Schleiermacher il s’agit de trouver la structure féconde qui permette un équilibre entre des contraires complémentaires à partir de l’existence d’un tiers communicateur.

[9] Op. cit., p. 126.

Ces questions ne manquent pas de réapparaître dans la philosophie contemporaine dans des contextes différents, comme celui de la sémiotique communicationnelle. Par exemple, Dany-Robert Dufour aborde la question du tiers dans Les mystères de la trinité[10]. L’étude du langage nous révèle l’importance du tiers absent, du « il » comme lien nécessaire entre le « je » et le « tu » dans toute communication. De même, les derniers travaux de Jean-François Lyotard sur la narrativité rencontrent aussi la thèse de Dufour. Beaucoup de communications quotidiennes s’opèrent sous la forme de récits, de narrations et non sous la forme instrumentale. Or, la narration repose sur des « marqueurs pragmatiques »[11], c’est-à-dire des marqueurs qui rendent le discours opératif. Et le marqueur essentiel pour que la narration soit communication, introduit justement un autre qui raconte. Autrement dit, lorsqu’on raconte, on raconte toujours sous le mode : « il m’a dit que ». On a donc affaire à un dispositif ternaire : le narré, le narrataire et le narrateur qui constituent ce que Lyotard appelle le « triangle pragmatique » qui a pour fonction de répéter les noms propres. Je tiens l’histoire de x, je suis y, vous êtes z, et vous en êtes à présent le dépositaire. Il  y a bien là une espèce de triangle : « je » raconte à « toi » l’histoire que je tiens de « il », et ainsi de suite. Il est essentiel de considérer comment la communication comprend cette ouverture vers le tiers à l’intérieur du même langage. L’originalité de Lyotard ou celle de Francis Jacques[12] réside dans le fait de valoriser le tiers absent. Or, le tiers peut être présent et devenir médiateur actif et actuel d’un dialogue face à face. On peut donc soutenir que l’interreligieux gagne à se déporter vers un narrateur extérieur (la troisième personne), qui détourne du dialogue entre le je-tu, exposé au rapport concurrentiel des différences ou des ressemblances imposées. On gagnerait ainsi à sortir du dialogue pour passer le relai à un médiateur herméneute, source d’une discursivité nouvelle, d’un récit qui donne une nouvelle vision des deux textes antérieurs. 

[10] Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, chapitre 23, p. 94 sq.

[11] Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Paris, Ed. de Minuit, 1979, p. 152.

[12] Voir Francis Jacques,  Dialogiques, Recherches logiques sur le dialogue, Paris, PUF, 1979. Différence et subjectivité. Anthropologie d’un point de vue relationnel, Paris, Aubier-Montaigne, 1982.

6. Conclusion 

Entre la célébration de la multiculturalité échevelée au nom d’un principe de diversité (sur le modèle de la biodiversité et de diversité culturelle), d’un différentialisme illimité donc, qui conduisent au relativisme, et la quête impatiente d’une unité-universalité qui efface les différences (unité transcendante des religions), nous avons essayé de dégager diverses procédures et stratégies qui permettent de susciter des démarches d’intellection des autres religions les unes par rapport aux autres. On peut les résumer comme suit :

– éviter l’aporie des inventaires des ressemblances et différences à partir d’un point de vue identitaire de référence,  à partir de son monde ;

– considérer, comme préalable herméneutique, à l’inverse, en les « tournant » sur elles-mêmes, les entités culturelles et religieuses comme des fragments, des points de vue,  qui peuvent recomposer, dans leurs différences (spécificités) complémentaires, un Tout, avec des relations stériles et d’autres fécondes. Corolairement tous les dialogues religieux qui ne peuvent s’inscrire dans une uni-totalité,  ne sont pas féconds ;

– s’élever jusqu’à une pensée systémique et paradoxale, qui permette à la fois de penser chacune des religions comme « sans portes ni fenêtres » et comme « un miroir » particulier du Tout. Approche paradoxale qui intègre la diversité, dans une totalité à la fois diverse et une, et active une sorte de paradigme orchestral jouant une même partition ;

– faire appel, pour éviter les identifications et les projections intempestives, à un médiateur, un interprète tiers, qui n’est ni un « je » ni un « tu », mais à qui incombe de construire un récit, une intelligibilité  nouvelle sur les deux entités en recherche de dialogue.

Ces démarches peuvent être utilisées seules ou associées. Elles dessinent au moins des méthodes rationnelles qui tentent d’échapper aux impulsions immédiates d’empathie-antipathie, sources de préjugés, mais aussi aux inventaires des ressemblances et dissemblances qui sont toujours suspects de soutenir un point de vue dominateur.


Auteur

Jean-Jacques Wunenburger, professeur émérite de philosophie à l’université Jean Moulin – Lyon III, auteur d’ouvrages sur l’image, l’imagination et l’imaginaire. A publié entre autres Le sacré, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?.

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