« Le jeu des identités dans les situations de contact entre l’Europe et l’Insulinde (16ème-17ème siècle) »

par: Romain Bertrand


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Je suis un historien qui aime à raconter des histoires, des contes de « faits » bricolés à partir de petites briques de réalitéglanées dans les archives.Aussi vais-je livrer ici deux histoires, qui prennent toutes deux place dans le même espace géographique et au même moment. Nous sommes au tournant du 17ème siècle dans le détroit de Malacca, qui sépare l’Indonésie de ce qui est aujourd’hui la Malaisie, et qui a été l’un des théâtres privilégiés des premiers contacts entre les Européens et les sociétés d’Asie du sud-est à l’époque moderne[1].

[1] Les matériaux cités dans cet article sont extraits de Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (16ème -17ème siècle), Paris, Seuil, 2011 – ouvrage auquel nous nous permettons de renvoyer pour des éléments de bibliographie complémentaires.

1. Le « martyre » de Luis Monteiro Coutinho

En 1582, un fidalgo – c’est-à-dire un nobliau portugais – de Malacca, où les Portugais ont installé leur principale forteresse en Insulinde, participe à une bataille navale contre la flotte du sultan d’Aceh. Dès la conquête de la capitale du sultanat de Malacca, en août 1511, les Portugais sont dotés pour leur malheur d’un vis-à-vis politique qui est un formidable adversaire militaire, à savoir le sultanat d’Aceh, sis dans la partie septentrionale de l’île de Sumatra. C’est à Alfonso d’Albuquerque que l’on doit la conquête de Malacca, la quelle, après celle de Goa en 1510, permet aux Portugais de commencer à commercer en Asie du Sud-Est. Tout au long des 16e et 17e siècles, une lutte quasi permanente oppose les Portugais au sultanat d’Aceh, et ce d’autant plus qu’à partir des années 1540, ce sultanat étend sa souveraineté sur les principautés de la côte orientale de Sumatra, s’assurant ainsi le contrôle de la rive occidentale du détroit de Malacca. Aceh lance de terribles attaques contre Malacca, notamment en 1568. C’est une bataille pour le contrôle du détroit, par lequel transitent tous les navires qui assurent la liaison commerciale entre l’océan Indien, qui est la zone d’interactions économiques maritimes la plus dense au monde à l’aube de l’époque moderne, et la mer de Chine méridionale. A travers ce détroit prend place l’essentiel du commerce dit « d’Inde en Inde » entre la Chine et le sous-continent indien. Il s’agit donc, dans cette lutte armée, d’intérêts économiques aussi bien que militaires, puisque les Portugais cherchent à prendre la main sur ce négoce intra-asiatique.

Le fidalgo Luis Monteiro Coutinho, qui avait gagné les Indes en 1554 et s’était distingué dans les années 1560 lors de plusieurs campagnes contre Surat et Calicut, participe à une énième bataille navale contre la flotte acihaise. Nous connaissons les détails de cette histoire par un opuscule apologétique rédigé par Manoel Godinho de Eredia, un cosmographe métis de Malacca, fils d’un soldat aragonais passé au service des Portugais et d’une princesse du royaume de Supa, dans les îles Célèbes. Cet opuscule, intitulé Historia de serviços com martirio de Lvis Mont°. Covt°, est rédigé en 1615, c’est-à-dire 30 ans après les faits. Il est le produit d’une commande du fils du capitaine portugais. Quelques mots sur le titre : le terme serviços est banal, puisqu’il désigne les accomplissements militaires dont les soldats portugais des Indes se targuent auprès de la Couronne pour en réclamer récompense sous forme de titres et de pensions. Mais on parle aussi, et c’est moins usuel, de martirio, c’est à dire du martyre au sens théologique chrétien du terme.

Reprenons notre récit. Au beau milieu de l’affrontement, un incendie se déclare à bord du navire de Luis Monteiro. Le capitaine doit débarquer en catastrophe sur les plages d’Aceh, et il est aussitôt fait prisonnier par des hommes de la garde du sultan Mansur Syah[2]. Conscient d’avoir affaire, non à un mercenaire de basse extraction mais à un « homme de noble naissance et très valeureux chevalier », le sultan essaye de « l’attirer à son service (ograngear para seu serviço) ». Mais lorsqu’il comprend que le fidalgo ne souhaite rien d’autre que de retourner au plus vite à Malacca, il le fait sans ménagement jeter en prison[3]. Commence alors, pour le fidalgo et ses hommes, le calvaire d’une longue captivité, qu’Erédia décrit dans le registre d’une courageuse persévérance dans la Vraie Foi. Les prisonniers sont dispersés aux quatre coins du sultanat, mais laissés relativement libres de leurs mouvements. Profitant de cette indulgence, Luis Monteiro tente de s’enfuir à bord d’une barque, avec quelques-uns de ses compagnons. Informé de leur tentative, Mansur Syah dépêche l’un des capitaines de sa garde pour les appréhender. Lors du combat, Luis Monteiro commet une impensable entorse à l’éthique acihaise de la guerre : pour désarçonner le capitaine, juché sur un éléphant, il tranche net la trompe du pachyderme, qui s’effondre en geignant. Les hommes de Mansur Syah s’emparent cependant de lui quelques instants après, et le conduisent au palais du sultan. À en croire le récit d’Erédia, Mansur Syah promet alors monts et merveilles au fidalgo s’il accepte d’entrer à son service et de se convertir à l’islam :

[ii] Sanjay Subrahmanyam, « Pulverized in Aceh : on Luis Monteiro Coutinho and his “martyrdom” », Archipel, 2009, 78, pp. 19-60. Comme le note Sanjay Subrahmanyam, Erédia prend des libertés conséquentes avec la chronologie des faits, puisque si l’exécution de Luis Monteiro a lieu en 1588, comme il le soutient en exergue à son livret, Aceh n’est alors plus sous le gouvernement de Mansur Syah, mais de son successeur. Cela étant, la généalogie des raja d’Aceh dans le dernier tiers du 16e siècle est toujours objet de débats.

[iii] Manoel Godinho de Erédia, Historia de serviços com martirio de Lvis Mont°. Covt°. Ordenada por Manoel Godinho de Eredia Math°. Anno 1.6.15, Goa, 1615 (BN Port. Res. Cod. 414), f° 21r.

Le Roi Rajamancor [Raja Mansur], sur le conseil des Turcs [qui résidaient à sa cour], [proposa à] Luis Monteiro Coutinho de lui offrir une vie de richesse et de lui procurer une charge à la cour d’Achem si par chance il souhaitait changer de Loi (mudar Ley) et acceptait [d’entrer dans] la secte de Mafamede, et [il lui dit encore] que s’il refusait ce parti, il serait châtié avec la plus grande vigueur, et mis à mort par la bouche d’un canon[4].

[4] Ibid., f° 27r.

L’honorable fidalgo refuse, comme il se doit, l’offre du sultan avec la dernière véhémence. À raison de quoi, on le fait s’agenouiller pieds et poings liés devant une bombarde, dont un boulet emporte son corps meurtri en mille morceaux et son âme étincelante au Ciel. La qualification de cette exécution comme d’un supplice à caractère religieux est toutefois le produit de la lecture qu’Erédia, inspiré par le modèle des martyrologes cléricaux, en fait, et ce alors même que les termes de son récit invitent à y voir aussi, et peut-être surtout, une condamnation de type politique. Car l’offre de Mansur Syah n’a pas pour seule et unique condition la conversion d’un soldat ennemi à l’islam. Assortie de la proposition d’entrer à son service au titre de dignitaire de sa cour, elle vise à lui faire accepter publiquement sa suzeraineté. Il faut ici prendre l’expression « changer de Loi (mudar Ley) » en son sens profane plein et entier : ce n’est pas tant de changer de religion que de « changer de camp » dont il question. Réservée à un prisonnier de condition aristocratique, et qui a maintes fois prouvé sa valeur au combat, cette proposition relève au final du pacte politique. Comme le souligne très justement Jorge dos Santos Alves, les « mises en scène publiques [des exécutions des prisonniers portugais] représentaient plus que la quintessence sordide du fanatisme islamique des monarques et de la population d’Aceh ; [elles] fonctionnaient avant tout comme cérémonies d’acclamation et d’exhibition du pouvoir royal, ainsi que comme mises en garde, en périodes d’instabilité, pour tous ceux qui pensaient à contrarier les desseins politiques du sultan[5] ».

[5] Jorge Manuel dos Santos Alves, « Os martires do Achém no séculos xvi e xvii : Islao versus Cristianismo ? », in Congresso Internacional de Historia. Missionaçao portuguesa e encontro de culturas. Actas, vol. II : Africa Oriental, Oriente e Brasil, Universidade Catolica Portugesa / CNCDP / Fundaçao Evangelizaçao e Culturas, Braga, 1993, p. 399.

La transformation de ces rituels d’autorité monarchique en exempla de martyres fut le produit d’un travail ecclésiastique de mise en forme. Au milieu des années 1650, l’Hagiologie rédigée par un lettré lisboète mentionne encore les « faveurs et les promesses » au moyen desquelles Mansur Syah tente d’amener Luis Monteiro à renier sa religion[6]. Mais dans le récit que livre à l’orée du xviiie siècle le Père Francisco de Sousa de l’exécution du fidalgo, la part mondaine de l’offre du sultan disparaît totalement au profit d’une opération de quasi sanctification :

[6] Jorge Cardoso, Agiologio Lvsitano dos Sanctos, e varoens illvstres em virtude do Reino de Portugal, e svas conqvistas. Consagrado aos gloriosos S. Vicente, e S. Antonio, insigns patronos desta inclyta cida de Lisboa e a sev illvstre Cabido Sede Vacante, Lisboa, Na Officina de Henriqve Valente d’Oliveira, 1657, II, p. 290.

Le héros avisé […] mourut pour sa Foi [avec] le doux nom de Jésus à la bouche. » Quelques prisonniers chrétiens présents lors du supplice se mirent même diligemment en quête de reliques, mais ne purent finalement mettre la main que sur « un petit morceau d’entrailles accroché à un arbre sec »[7].

L’Oriente Conquistado a Jesu Christo du Jésuite De Sousa est une longue litanie de persécutions qui n’ont pas d’autres raisons qu’une « inexplicable haine » de la Chrétienté[8].

Une implacable logique ecclésiale se trouve à l’œuvre sous la plume du Père De Sousa. Car pour transformer un persécuté en martyr, puis en saint, il est nécessaire, selon les voies du Canon, d’imputer la « haine de la foi (odium fidei) » à son persécuteur. L’odium fidei devient en effet, aux débuts de l’ère moderne, lors du processus de redéfinition des paramètres de la sainteté légitime, la condition sine qua non de la béatification et de la canonisation : il ne suffit plus de prouver l’extrême souffrance du candidat à la béatitude (l’effusio sanguinis) ; il faut encore démontrer que c’est bien l’Église qui est visée, en son Dogme, à travers lui[9]. Un manuel de confession publié à Lisbonne en 1597 rappelle d’ailleurs aux impétrants que non seulement le martyre ne se cherche pas, mais qu’il ne s’accepte que s’il est de nature à contribuer à la survie et au bien de l’Église :

De nombreux Saints habités de l’Esprit de Dieu se cachèrent lorsqu’ils furent placés en [situation de] persécutions, ne désirant pas s’offrir au martyre car n’en ayant pas, alors, la nécessité […]. Aussi est-il illicite de se tuer pour la Foi, sauf si l’on détient pour cela une révélation spéciale et une impulsion divine[10].

C’est bien parce que l’odium fidei du persécuteur s’affirme comme un marqueur de l’épreuve de sainteté, que la construction ecclésiale du martyre impose ses règles au récit du Père De Sousa, ainsi d’ailleurs qu’à ceux de ses prédécesseurs jésuites, dominicains et franciscains. Puisque la « conquête spirituelle » de l’Orient ne peut advenir pleinement sans martyrs, il faut, pour en produire en notables quantités, attribuer la « haine de la foi chrétienne » aux Maures et aux Gentils, quand bien même ces derniers raisonnent alors en de tout autres termes et n’infligent de châtiments aux fidalgos qu’à raison de leur condition militaire.

Ce qui veut dire que le caractère strictement religieux de cet affrontement entre le sultanat d’Aceh et les Portugais est une construction rétrospective du sens de l’événement. Car si le sultan propose au capitaine portugais de l’enrôler à ses côtés, c’est pour en faire l’un de ses officiers supérieurs. On aurait donc pu interpréter toute l’affaire en termes strictement militaires : un commandant portugais capturé par une puissance ennemie, laquelle lui propose de passer à son service et, devant son refus, l’exécute comme un simple prisonnier de guerre.

Pour donner encore une preuve de ce que la politique du sultan d’Aceh n’a rien d’un fanatisme religieux, on peut rappeler que l’expansionnisme du sultanat vise aussi des pouvoirs musulmans. Tous les adversaires militaires d’Aceh ne sont pas des pouvoirs chrétiens. Aceh cherche en effet à s’étendre sur la péninsule malaise aux dépens de deux autres sultanats : le Kedah et Johore. Aceh entretient en outre des relations diplomatiques, non seulement avec l’Empire ottoman, mais aussi avec l’Angleterre et les Provinces-Unies. La dimension anti-chrétienne de la politique extérieure d’Aceh est tout sauf évidente. En 1602, le sultan Alauddin Riayat Syah envoie ainsi une ambassade de trois dignitaires auprès du  stadhouder Maurice de Nassau. En 1615, son successeur, Iskandar Muda, fait parvenir une lettre de bonne entente au roi James 1er d’Angleterre. On voit donc là un régime de relations diplomatiques normalisées avec les pouvoirs chrétiens. Enfin, une autre anecdote s’avère intéressante sous ce rapport. Lors d’un moment de décrue des hostilités, en 1593, une ambassade de Malacca se rend à Aceh, sous la conduite d’un certain Tomas Pinto, afin de consolider la trêve. L’un des prêtres de cette mission, le Frère Jéronimo de Jesus, demande au sultan l’autorisation de célébrer une messe publique dans l’enceinte de sa capitale. Or, non seulement Alauddin Riayat Syah accède à cette requête, mais il assiste en personne à l’office en compagnie de ses fils – se montrant même en cette occasion, de l’avis du religieux, « très ému (commuialvoroço)[11] ».

[7] Padre Francisco de Sousa, Oriente Conquistado a Jesus Cristo pelos Padres da Companhia de Jesus da Provincia da Goa, ordenada pelo Padre Francisco de Sousa, Religioso da mesma Companhia de Jesus, Lisboa, Na Officina de Valentim da Costa Deslandes, Impressor de Sua Magestade, 1710II.C3.D2.13et 22-23, pp. 353-355.

[8] Le Père de Sousa écrit, toujours à propos du martyre de Luis Monteiro : « La haine que ce tyran [le sultan d’Aceh] concevait à l’encontre de ce Chevalier du Christ est inexplicable. » Nous sommes bien, ici, dans le registre de l’odium fidei, lequel dispense le récit de toute prise en compte d’intérêts plus « terre à terre ».

[9] Isabelle Heullant-Donat, « Odium fidei et définition du martyre chrétien », in Marc Deleplace (dir.), Les Discours de la haine. Récits et figures de la passion dans la Cité, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2009, pp. 113-124. Pour une histoire détaillée de la transformation des règles de la certification du martyre au xvie siècle, cf. Frank Lestringant, Lumière des martyrs. Essai sur le martyre au siècle des Réformes, Paris, Honoré Champion, 2004, et Simon Ditchfield, « Thinking with saints. Sanctity and society in the Early Modern world », Critical Inquiry, 35 (3), 2009, pp. 552-584. Rappelons que la grammaire ecclésiale romaine de l’épreuve de sainteté obéissait à une double contrainte. Il fallait en premier lieu montrer que le candidat à la sainteté n’avait pas bénéficié jusque-lors d’un culte public (enquête de non cultu). Il fallait en second lieu examiner ses vertus (théologales, cardinales et morales), et collationner à cette fin les témoignages sur son héroïsme spirituel (enquête de fama sanctitatis).

[10] Manuel Rodrigues, Svmma de Casos de Consciencia con aduertencias muy prouechosas para confessores con vn Orden Iudicial a la postre en la qual se resuelue lo mas ordinario de todas las materias morales…, Lisboa, Antonio Alvarez, 1597 (ULFL RES. 220), I.212, pp. 686-687.

[11] Frère Félix de Jesus, Primeira Parte da Chronica e Relaçao do principio que teue a congregaçao da Ordem de S. Augto. nas Indias Orientais…, IAN/TT, Mss. da Livraria n° 731, f° 27, citédans Paulo Jorge de Sousa Pinto, Portugueses e Malaios. Malaca e os Sultanatos de Johor e Achém, 1575-1619, Lisbonne, Fundaçao Oriente, 1997, pp. 152 et 307.

2. La « haine de la foi (odium fidei) » des Javanais 

Voici ma seconde petite histoire. En janvier 1580, un galion portugais commandé par le capitaine Agostinho Nunes croise au large de la ville de Tuban, sur la côte nord de Java. Le galion portugais est attaqué par des vaisseaux javanais qui massacrent son équipage. Sur 70 passagers, 45 sont tués lors de l’abordage et 25 sont vendus comme captifs dans une autre ville de la côte nord de Java, Jepara. Cet épisode devient très vite un exemplum particulièrement prisé dans les hagiographies missionnaires. Par exemple, dans un texte fort intéressant pour l’histoire des Indes, L’histoire des choses plus mémorables advenues es Indes orientales, publiée en 1608, le Jésuite Pierre du Jarric insiste sur le fait que deux pères jésuites présents à bord du galion, et qui partaient visiter une communauté de chrétiens convertis dans l’est de Java, ont été tués par les Javanais alors qu’ils étaient en train de confesser les blessés sur le pont du navire. 

Des païens barbares qui assassinent des prêtres en plein milieu de leur ministère ! Une fois encore, tout ne serait que « haine de la foi chrétienne ». Mais la correspondance d’un Jésuite réchappé de la tuerie – le père Bernardino Ferrari – jette une lumière bien différente sur les intentions des Javanais[12]. À l’en croire, en effet, ces derniers avaient été attaqués l’année précédente, au nord de l’île d’Ambon, dans les Moluques, par une flottille de vaisseaux placée sous les ordres du fidalgo Sancho de Vasconcellos, commandant de la forteresse locale. Les Portugais s’étaient emparés de quatre jonques de Tuban, venues aux Moluques pour commercer, après en avoir sans hésitation occis les équipages, faisant 160 victimes[13]. En s’attaquant à un galion venu de Goa, le prince de Tuban agissait donc par vengeance, dans le registre de la répartie militaire, et en aucune façon par « haine de la foi » chrétienne. Il ne s’était d’ailleurs pas trompé de cible, puisque le capitaine du galion, Nunes, devait succéder à Vasconcellos au poste de commandant de la forteresse d’Ambon[14]. La raison commerciale n’était peut-être pas non plus entièrement étrangère à l’affaire, puisque le paiement des rançons de plusieurs des prisonniers portugais (effectué par le Père Ferrari à Panarukan) rapporta quelques centaines de cruzados aux autorités javanaises locales. De fait, le marché du rachat de captifs était alors en plein essor dans les mers insulindiennes[15].

Il y a quelques enseignements à tirer de ces deux petites histoires. J’en citerai seulement deux. Le premier, en forme d’évidence, c’est qu’il faut savoir lire entre les lignes des sources missionnaires et ne pas prendre pour argent comptant ce qu’elles nous racontent. Il faut ainsi les décrypter à l’aune des conventions narratives dont elles étaient tributaires. Le deuxième enseignement, de loin le plus important, c’est qu’à l’époque, à l’aube de l’ère moderne, si l’allégeance confessionnelle n’est pas toujours la raison du conflit politique ou militaire, elle en est le plus souvent le langage. Autrement dit, le religieux n’est pas un ordre de discours autonome, délié du politique ou de l’économique. Il imprègne tous les propos. Il est une dimension constitutive de chaque expérience sociale. François Mauriac écrivait dans son Bloc-notes : « Je suis impliqué dans les affaires d’en bas pour des raisons d’en haut ». On pourrait dire, pour l’époque qui nous occupe, que l’on est alors impliqué dans les affaires d’en haut pour des raisons d’en bas.

[12] S. J.Hubert Jacobs (ed.), Documenta Malucensia. Vol. II : 1577-1606, Rome, Institutum Historicum Societatis Jesu, 1980, II, pp. 67-74 (Doc. n° 21).

[13] Artur de Sa (ed. et prés.), Documentaçao para a historia das missoes do padroado portugues do Oriente : Insulindia, Lisbonne, Instituto de Investigaçao Cientifica Tropical, 1956, IV, pp. 171-474 (Historia de Maluco no tempo de Gonçalo Pereira Marramaque e Sancho de Vasconcellos. Relaçao dos feitos eroicos em Armas que Sancho de Vasconcellos fez na partes de Amboyno e Maluco, sendo capitao em ellas vinto anos, pouco mais ou menos, BN Port. FG n° 474). Ce texte est parfois attribué à Antonio Boccaro. Cf. Hubert Jacobs, « Un règlement de comptes entre Portugais et Javanais dans les mers de l’Indonésie en 1580 », Archipel, 1979, 18, pp. 166 et 170-171.

[14] Bartolomé Leonardo de Argensola, Conqvista de las Islas Malvucas al Rey Felipe III, En Madrid, por Alonso Martin, A° 1609 (BN Port. H.G. 1475 A), III, pp. 98-99.

[15] Isabel dos Guimaraes Sa, Quando o rico se faz pobre. Misericordias, caridade e poder no império português, 1500-1800, Lisbonne, CNCDP, 1997, pp. 195-196. 

3. Les apories de l’interprétation en termes de« conflit de rationalités religieuses »

Venons-en désormais à la grande question : a-t-on assisté, au 16e siècle, à un « clash de civilisations » en Asie du Sud-Est ? L’Europe chrétienne y a-t-elle rencontré l’Asie musulmane, et s’y est-elle heurtée de plein fouet ? Les rationalités religieuses étaient-elles à ce point incompatiblesqu’elles n’aient puconduire qu’à la guerre ?

A l’évidence non, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, il y eut autant d’échanges que de heurts entre les mondes en présence. Prenons un dernier exemple relatif à Aceh : celui de la captivité du Hollandais Frederick de Houtman, frère de Cornelis de Houtman – le commandant de la « Première navigation » hollandaise à avoir rallié Java en juin 1596. Rentrés en Hollande en juillet 1597, les deux frères s’embarquent à nouveau, l’année d’après, pour les Indes orientales. Profitant de vents favorables, ils gagnent Aceh dès juin 1599. Las, le périple s’achève en drame. Sur la foi de rumeurs colportées par des négociants portugais de Malacca, peu disposés à accepter la concurrence des nouveaux venus, les dignitaires de la cour d’Alauddin Riayat Syah se persuadent que les Hollandais cherchent à briser le monopole royal sur l’achat du poivre[16]. La sanction ne se fait pas attendre : Cornelis est empoisonné au datura, tandis qu’une partie de son équipage, surpris au beau milieu d’un banquet trop arrosé, périt dans les combats avec les Acihais à bord même des vaisseaux. Frederick, qui est à terre quand la bataille éclate, est capturé et jeté en prison[17]. Sa détention, entrecoupée de périodes de semi-liberté, dure jusqu’en août 1601, date à laquelle les commandants d’une flotte venue de Zélande obtiennent sa libération. Invité à se convertir à l’islam, Frederick doit jour après jour, de longs mois durant, débattre avec les conseillers religieux du sultan des raisons de ses réticences à prononcer la shahada (la profession de foi islamique).

Deux passages du récit de Frederick sont d’un intérêt particulier pour notre propos. Le premier montre comment la rivalité entre Hollandais calvinistes et Portugais catholiques se répercutait en Insulinde même, au point de confluence de leurs ambitions commerciales respectives. Pris à partie par ses juges sur les rituels de dévotion mariale en vigueur à Malacca, où l’adoration de la Vierge avait la préférence des Jésuites et des « colons (casados) », Frederick s’en distancie tout net, sans hésiter pour cela à agréer la condamnation acihaise de l’idolâtrie :

[16] Da Asia de Joao de Barros e Diogo do Couto. Dosfeitos, que os Portuguezes fizeram na conquista, e descubrimento das terras, e mares do Oriente, Lisboa, Na Regia Officina Typografica, 1777-1788 (c. 1600), XII.v.9, pp. 513-515.

[17] « Voyage of Captain John Davis to the East Indies, in 1598, as Pilot to a Dutch Ship », in Robert Kerr et F. A. S. Edin (eds.), A General History and Collection of Voyages and Travels, arranged in systematic order : forming a complete history of the origin and progress of navigation, discovery, and commerce, by sea and land, from the earliest ages to the present time, Edinburgh-Londres, William Blackwood and T. Cadell, 1824 (1598), pp. 53-54, et Martine J. Van Ittersum (ed.), Hugo Grotius. Commentary on the Law of Prize and Booty (De Jure praedaecomentarius, 1603), Indianapolis, Liberty Fund, 2006, App. I, p. 519 (Lettre de D. Joao Ribeiro Gaio au roi Philippe III, Goa, 30 avril 1600).

Ils s’y prirent alors avec moi d’une autre façon, en me demandant pourquoi nous adorions des statues de bois et de pierre, ainsi qu’ils l’avaient vu faire parmi les Portugais à Malacca, car puisque nous avions le même prophète, ils pensaient que nous agissions tout comme eux. Ils dirent encore que [les Portugais] tenaient le Christ pour être le fils de Dieu, et puisque le Christ était né de Marie, cela faisait-il de Marie l’épouse de Dieu ? À quoi je répondis que pour ma part je n’adorais aucune statue de bois ou de pierre, ni ne les priais ni ne les honorais, mais seulement le Dieu Vivant qui avait créé la terre et les cieux et toutes choses, et que quant à ce que les Portugais faisaient, je n’avais pas à en répondre, mais uniquement de [mes actes], car nul ne peut être tenu de porter le fardeau d’autrui[18].

[18] Cort V erhaelvant gene wedervaren is Frederick de Houtman tot Atchein int eylandt Sumatra in den tijdt van ses ende twintichmaenden, die hyaldaergevanghen is gheweest, reproduit dans Willem S. Unger, De Oudste Reizen van de Zeeuwen naar Oost-Indië, 1598-1604, ‘s Gravenhage, Martinus Nijhoff, 1948 (1601), p. 98.

Étonnant fragment de dispute théologique ! L’échange témoigne du point d’honneur que les Hollandais mettaient à se démarquer autant que possible de leurs ennemis « papistes », et ce jusqu’aux tréfonds de l’Asie et aux portes de la mort. Il atteste aussi la connaissance précise que les oulémas d’Aceh avaient alors acquise des doctrines et des pratiques chrétiennes : le credo romain de la virginité de Marie leur est à ce point familier, par l’entremise du texte coranique, qu’ils en pointent sans peine les apories[19]. Un autre moment du témoignage de Frederick concernant son douloureux dialogue avec les oulémas d’Aceh s’avère riche de leçons sur le caractère polysémique des identités religieuses du temps. Menacé d’être torturé par la lame d’une dague, puis déchiqueté par un éléphant, Frederick interroge en désespoir de cause ses juges sur les raisons de leur acharnement à son encontre :

[19] Le Coran évoque en effet longuement la grossesse miraculeuse de Marie et la prédication du Christ, mais non sans mettre fortement en garde contre l’hérésie que représente le fait de croire en une nature divine autonome de celui-ci (II.87 et 116, III.45-47, XIX.16-26 et 30-35). Cf. sur ce point Georges C. Anawati, « Islam and the Immaculate Conception », in Edward D. O’Connor (dir.), The Dogma of the Immaculate Conception. History and Significance, South Bend, University of Notre Dame Press, 1958, pp. 447-461.

Je demandai alors pourquoi le roi se mettait à ce point en peine de m’amener à partager sa religion. [Le sheikh al-islam] me répondit : “Ayant constaté que vous aviez été abandonné par ceux de votre peuple, le roi veut faire de vous un grand seigneur, à la condition que vous acceptiez sa religion (soo begeerthy u soo ghyt gelooff aennemen wilt tote en groot meester te maken), afin qu’il puisse placer en vous sa confiance, de telle sorte que si les gens de votre peuple reviennent, il puisse, grâce à vous, parvenir à un accord avec eux sans avoir à parler portugais”[20].

[20] Cort Verhael…, op. cit., p. 102.

Frederick vit son ordalie comme un chemin de croix, autrement dit sur le mode de la persécution religieuse. Mais le plus haut dignitaire religieux du sultanat – le sheikh al-islam – lui attribue une signification différente, de nature proprement politique. Selon lui, ce que le sultan attend de Frederick, c’est un geste public d’acceptation de sa souveraineté, et ce afin d’être en mesure de l’intégrer pleinement à son dispositif d’autorité. Que Frederick se contente de prononcer la shahada, et il trouvera aussitôt sa place parmi les grands de la cour. À la vérité, c’est moins l’âme de Frederick que ses compétences linguistiques qui intéressent le sultan Alauddin, soucieux de diversifier autant que possible ses alliances commerciales. De fait, Frederick de Houtman avait un don pour les langues – c’est lui qui publia en 1603 la première méthode de malais parlé en Europe.

Dans une situation comme celle de Houtman, il faut être ou devenir musulman pour pouvoir être ou devenir un sujet politique. Le politique et le religieux, l’intérêt commercial et la solidarité confessionnelle sont totalement etinextricablement mêlés. C’est ce qui autorise et explique les passages de l’un à l’autre monde, les trajectoires en dents-de-scie de ceux que l’Inquisition, implantée à Goa en 1560, appelle les « renégats ». C’est aussi ce qui permet de faire sens des va-et-vient entre des univers rituels a priori très dissemblables. Dans la Manille espagnole des années 1580, les soldats de Philippe II (souvent nés au Mexique, et non en Castille) piochent ainsi allégrement dans le répertoire des dévotions et des magies locales, passant des processions pieuses organisées par les Augustinsaux échoppes des diseuses de bonne aventure chinoises – et ils recourent autant à l’eau bénite qu’aux services des magiciens « cafres » (esclaves africains échappés de l’Inde portugaise) et des spécialistes rituelles locales, des femmes chamanes appelées babaylan. Le métissage des rites est ici la règle, qui dit bien la porosité des frontières entre « religions[21] ».

[21] R. Bertrand, Le Long remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid : l’affaire Diego de Ávila (1577-1580), Paris, Seuil, 2015.

Enfin, la deuxième raison qui permet de refuser le scénario du choc religieux, c’est qu’à la fin du 16e siècle, on ne sait plus très bien, en Europe, ce que c’est qu’un « bon chrétien ». Ce n’est pas une Europe unifiée et sûre d’elle-même qui débarque en Asie : ce sont les fragments humains d’une chrétienté profondément divisée par les guerres de religion. Ainsi l’Inquisition portugaise de Goa passe-t-elle plus de temps à traquer les judéo-convers et à juger les protestants néerlandais et les pirates anglais qu’à réprimer les mages hindous. Mais la réciproque est vraie : à l’époque, on ne sait pas très bien non plus, en Asie du Sud-Est, ce que c’est qu’un « bon musulman ». Ou du moins, on a de ce « bon musulman », de ce croyant idéal, des visions radicalement différentes. Il existe un antagonisme très virulent dans tous les sultanats malais entre les « gens de la loi », c’est-à-dire ceux pour qui seul le respect des observances rituelles prescrites par le Coran vaut passeport pour le salut, et les« gens de la voie », c’est-à-dire les mystiques pour qui seule compte l’expérience intime du contact avec la divinité. A Aceh, dans les années 1630-1640, ce conflit vire à la chasse aux sorcières. Le sheikh al-islam du sultanat,  le gujarati Nuruddin al-Raniri, fait exécuter tous les disciples du grand maître de mystique Hamzah Fansuri, car il estime qu’ils commettent la pire des erreurs – celle de ne plus voir Dieu nulle part à force de le déceler en toutes choses. L’islam d’Insulinde est un islam pluriel, aux sources multiples. Il vient de péninsule Arabique et du Gujarat aussi bien que de Perse. C’est un islam en débat avec lui-même, tout comme le monde chrétien à la même époque.

4. Conclusion

Ma conclusion provisoire, et que je soumets à la discussion, est qu’il est impossible de rendre justice à la complexité des situations de contact entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est en s’en tenant aux catégories englobantes de « chrétiens » et de « musulmans ». Ces catégories n’étaient activées par les acteurs eux-mêmes que dans certains types de situations exceptionnelles, très rarement au quotidien. Pour faire le récit de ces situations sans tomber dans le piège de l’anachronisme, il faut donc substituer aux entités à majuscules – Religions, Cultures, Civilisations – les identités minuscules des acteurs, des identités labiles et polyglottes qui dessinaient, à Malacca aussi bien qu’à Constantinople, des formes de coexistence cosmopolite que nous avons aujourd’hui, pour notre malheur, effacées de nos mémoires. 


Auteur

Spécialiste de l’histoire de l’Asie du Sud-Est moderne et coloniale, Romain Bertrand est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI-Sciences Po). Il a récemment publié L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (16ème-17ème siècle) (Paris, Seuil, 2011) et Le Long remords de la Conquête. Manille-Mexico-Madrid : l’affaire Diego de Ávila (1577-1580) (Paris, Seuil, 2015).

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