« Vers l’unité : co-respondre à l’appel de la vérité »

par: Thierry-Marie Courau


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Peut-on parler de rationalités singulières irréductibles les unes aux autres ? Au terme des travaux du Congrès de Paris dont ce numéro de Concilium est le reflet[1], il apparaît clairement quel’irréductibilité est un trait de caractère d’une rationalité. Le mot même de« rationalité »n’est pas univoque. Ce qu’il vise reste difficile à déterminer, et il n’est pas aisément traduisible d’un univers linguistique à l’autre. Le concept résiste à une saisie commune à tous. Cette résistance signe l’impossibilité de trouver chez autrui son propre système rationnel. En d’autres termes, nous appartenons à des systèmes de pensée, d’approche et de compréhension du monde qui nous sont propres, que nous en soyons conscients ou non. Pour autant, ces systèmes communiquent entre eux, et plus encore, les personnes qui leur appartiennent semblent avoir le désir de vivre en communion les unes avec les autres.

[1] Ce texte renvoie de façon implicite aux contributions qui constituent ce numéro et mériterait de longs développements qu’il est impossible de faire ici.

La reconnaissance que sa rationalité soit celle de son monde, sans être appelée à devenir celle de tout le monde, reste fragile. Ayant perdu sa situation surplombante sur le monde, où elle n’a cessé de chercher à s’imposer, l’Occident n’a commencé que récemment à prendre acte des cultures du monde dans leur diversité comme des réalités de même niveau que sa culture. Encore maintenant, il lui reste difficile de reconnaître et d’accepter que les autres ne soient pas des populations « barbares », « non civilisées », mais bien des civilisations singulières élaborées dans et par leur rationalité, offrant une appréhension du réel originale par leur langue et la façon de raisonner qui lui est liée.

Cette diversité des visions du monde, des modèles de pensée, veut-elle signifier que chaque rationalité est une monade figée, protégée de toute évolution ? Assurément, non. Nous devons envisager ces systèmes non pas comme des cohérences statiques, mais bien comme des ensembles dynamiques interrogeables par la rencontre. Partir de chez soi, aller au-delà de son monde contraint à le voir, à l’étudier, selon un angle nouveau, à distance. Sortir du cadre n’est pas un constat d’échec ou une fuite, mais une nécessité pour mieux se comprendre, pour mieux se saisir dans sa singularité. Ceci n’est pas sans conséquences. Partir, sortir fait rencontrer d’autres univers de vie et de pensée. La rencontre d’autres ensembles, leur jeu, voire leur confrontation, influence leur propre organisation, lui donne une forme nouvelle. Pour autant, l’évolution des rationalités ne se fait pas sous forme de mélanges, ou en créant de l’indifférenciation. Au contraire, elle génère du nouveau. Elle se fait à la manière des tissages. Le déplacement, la considération nouvelle, l’ouverture vient apporter un fil de couleur inattendu sur la trame fondamentale, celle de la rationalité première, originelle. Nous voyons ainsi apparaître des modes d’appréhension du monde qui sont toujours dans des possibilités et des activités d’appropriation inédites, tout en étant enraciné dans un univers donné. Ces manières de penser sont définitivement singulières. C’est pourquoi partager une langue, employer un langage commun ne saurait être suffisant pour dire que l’on participe à une rationalité semblable. Si nous prenons l’exemple de la francophonie, nous pouvons constater facilement qu’une montréalaise, un antillais, une congolaise, une belge, un français, alors même qu’ils ont une langue en commun, n’ont pas les mêmes outils pour rendre compte du monde. Cette dimension a été particulièrement mise en valeur sur le plan religieux lors du Congrès, par la photographe anglaise, Liz Hingley, dans son exposition Shanghai Sacré[2], où par l’image elle montre comment des particularités s’élaborant dans un contexte général constituent pourtant des réalités sophistiquées, singulières, irréductibles les unes autres :

Le paysage spirituel de Shanghai annonce celui qui partout se dessine ; l’emboîtement de ses espaces sacrés est à la fois propre à un territoire urbain particulier et comme une représentation de la rencontre des plaques tectoniques du monde spirituel d’aujourd’hui et demain.[2]

C’est dire combien nous sommes invités à vivre la complexité du monde et la diversité des réalités qui le composent, et leur reconnaissance, alors que la force dominante qui le traverse est celle de les nier par l’uniformisation, par celle de la standardisation et de la volonté de susciter du même. Pourquoi cette tendance à vouloir faire ou voir du même est-elle si prégnante ? Ne serait-ce pas dû, d’une part au désir de l’unité, et d’autre part à l’oubli du tiers ?

[2] Shanghai, métropole de 24 millions d’habitants, est célèbre pour son dynamisme économique et son audace architecturale. Elle est aussi la vitrine du consumérisme à la chinoise. Et pourtant, Shanghai est aussi un grand centre religieux : enracinée dans l’histoire de la cité, irriguée par les courants spirituels qui rythment la globalisation, sans cesse avivée par l’inventivité sans limites de sa population, une quête de sens et une soif de célébration s’y manifestent en tous endroits et de multiples façons. L’exposition est le fruit d’une recherche poursuivie durant plus de trois ans autour des territoires, des rituels et des communautés qui tissent « l’espace sacré » de Shanghai : bouddhisme, taoïsme, catholicisme, protestantisme, islam, mais aussi religions nouvelles ou d’ailleurs, spiritualités alternatives, ou même encore la « religion civile » qui célèbre l’histoire du pays et de la ville. Elles rassemblent les Shanghaiens de souche, les Chinois venus d’ailleurs, les étrangers expatriés en des lieux et des occasions qui transfigurent l’expérience urbaine. L’exposition est partie prenante d’un projet de recherche intitulé « Shanghai sacred ». The religious fabric of a Chinese global city. Ce projet, coordonné par l’Institut Xu-Ricci, (rattaché à la faculté de philosophie de l’université Fudan à Shanghai) est dirigé par Benoît Vermander, professeur de sciences religieuses à Fudan. Zhang Liang, chercheuse à l’Académie des sciences sociales de Shanghai, participe au travail de terrain et d’analyse, L’artiste Liz Hingley est une photographe britannique, diplômée en photographie (Université de Brighton) et anthropologie (University College London). Elle a notamment documenté la vie religieuse d’une rue de Birmingham peuplée par de nombreuses communautés migrantes (Under Gods, stories from Soho Road, Dewi Lewis, 2011). Elle a réalisé le volume Shanghai pour la collection Portrait de Ville des éditions Be-Poles (2013), et obtenu le Photophilanthropy Award (2013), le Prix Virginie (2012) et le Getty Editorial Grant (2011).

[3] Benoît Vermander, s.j., Rationalités croyantes en travail : les espaces sacrés à Shanghai. Article à paraître dans les actes du Congrès en français, Paris, Cerf, 2017. Voir aussi : Liz Hingley, Benoît Vermander & Liang Zhang, « (Re)locating sacredness in Shanghai », Social Compass 63 (1) 2016: 38-56.

1. L’unité est un projet, elle n’est pas un commun qui préexiste

L’homme rêve d’unité pour tous les plans de son existence. En particulier quand elle concerne sa relation avec les autres, comment peut-il l’atteindre ? L’hypothèse d’une unité, qui serait comme ce qui fonderait et précéderait toute diversité, qui permettrait de mettre au jour un fondement semblable oublié ou masqué par les particularités, est mise à mal par la prise de conscience de la difficulté des entités à entrer en communication. Aujourd’hui, qui peut démontrer que cette unité pré-existe ? Et dans ce cas, de quelle unité parlons-nous ?

Pour autant parler d’unité n’est pas absurde. Car si elle ne préexiste pas comme telle aux communautés humaines, elle est bien pour elles un projet. Elle est une visée eschatologique, un projet de Dieu pour l’humanité (LG 13), une aspiration des hommes, celle de vivre en paix (GS 77), voire mieux de vivre en frères. La prière sacerdotale de Jésus pour ses disciples en Jean 17 est un cri vers le Père. Si c’est bien l’œuvre du salut qui opère et qui vient donc de Dieu, l’unité ne peut être qu’un fruit du salut. Pour tout homme, et pas seulement pour les disciples, elle reste une invitation à« dé-couvrir »la fraternité ; c’est-à-dire qu’il est fils, avec le Fils, d’un même Père. Elle demande de s’engager pour elle.

Souvent, nous confondons ce désir d’unité avec le désir de trouver ce que nous avons en commun, de similaire, ce qui nous ferait éviter de faire le travail de nous engager pour l’unité ; c’est-à-dire d’élaborer et de construire un commun. Le commun est devant nous et non pas avant nous. Élaborer un commun est une décision, un choix. La quête de l’unité pour l’humain n’a de sens que si elle est une perspective éthique, une activité de sa liberté, un choix raisonnable. Elle doit conduire à un engagement et au travail vers et pour la liberté, de soi et des autres, de soi par, pour et avec les autres. Elle doit engager ce qui fait l’humain : un être de désir et de raison, un être de vérité et d’amour, un être qui advient à l’existence par le Verbe, par le Logos. L’homme n’est véritablement humain que lorsqu’il se perçoit et se comprend comme étant dia-logou, comme étant dialogue. Le dialogue ne se présente pas comme une activité de l’humain comme une autre. Elle est sa structure même. L’humain ne peut pas être autrement que dialogue, c’est-à-dire une limite ouverte à la rencontre, à l’écoute, à l’accueil de celui qui vient à soi. Il perd son humanité quand il se laisse n’être qu’une muraille, une défense enclose sur elle-même, fermée à tout questionnement, à toute écoute d’autrui et de lui-même. C’est pourquoi, pour celui qui veut correspondre à son être, dialoguer est une obligation, une nécessité. Il ne peut pas s’en abstraire. La rencontre se réalise dans la réciprocité quand il s’agit de celle d’êtres-dialogues, de ceux qui se reconnaissent être par le logos. Leur rencontre réciproque peut alors avoir pour projet de bâtir du commun : leur unité.

2. Co-respondre à l’appel du tiers

Les êtres humains que nous sommes oublient leur structure fondamentale relationnelle et dialogale, qui nécessite la séparation entre eux, pour se laisser déborder par l’appétit du même qui n’est rien d’autre que celui de la domination et de la saisie. Dès lors, il ne reste que la comparaison, le dés-accord, la confrontation qui a pour objet de mettre la main sur autrui, de le réduire à soi. C’est le refus de la séparation. Il n’y a plus d’autre et donc il n’y a plus de soi. Il n’y a plus qu’une masse informe confuse dont quelque chose ne sort que par la division et la guerre. Meurtri, humilié, isolé, blessé, amputé, que reste-t-il en lui de l’expérience d’être un humain ? Le tiers, l’entre-deux ou l’entre-beaucoup, qui permettait la rencontre a été oublié. Et son oubli a engendré la confusion et ses conséquences.

Ce tiers n’est pas un médiateur au sens où il se rajouterait à la rencontre. Il est le « milieu » qui permet la rencontre, qui autorise les partenaires de la rencontre à reconnaître l’autre sans peur de sa singularité, sans peur de perdre la sienne, et de l’accueillir comme un don, comme un cadeau à nul autre pareil. Le tiers est l’outil qui contraint chacun à devenir ce qu’il est, qui le conduit à demeurer chez lui sans vouloir prendre la maison de l’autre. Le tiers sépare sans diviser, il tranche pour sortir de la confusion, et restaurer le dialogue. Il est celui qui conduit à recevoir autrui, à l’écouter, à se mettre à ses pieds, à se donner à lui sans rien perdre de soi.

Le tiers dont nous parlons se dévoile comme Vérité. Il est le Logos venu dans la chair. La Vérité, parce qu’elle est elle-même relation et qu’elle ne cesse d’unir tout en maintenant la séparation originelle, appelle les partenaires de la rencontre au dialogue, eux qui ne sont justement humains que par le logos, que parce que leur être est dia-logou. Conscients de leur être-dialogue, l’enjeu des partenaires qui s’engagent résolument dans le dialogue, est dès lors de co-respondre à cet appel, de répondre ensemble, dans un partage incessant, dans un recevoir-donner où les uns et les autres adviennent à leur être les uns par les autres, et établissent ainsi leur communion, c’est-à-dire leur sanctification.

Sanctifie les par la vérité ; ta parole est vérité.
Jn 17, 17


Auteur

Thierry-Marie Courau est enseignant-chercheur en théologie fondamentale. Dominicain, ingénieur, diplômé en gestion, docteur en théologie, il est le doyen du Theologicum – Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses de l’Institut Catholique de Paris (France). Ses champs d’intérêt et ses publications portent sur le bouddhisme, la théologie du dialogue, le management.

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