de André Kabasele Mukenge
André Kabasele Mukenge
Prêtre de l’archidiocèse de Kananga (1985). Docteur et Maître agrégé en Théologie (Université Catholique de Louvain). Ancien Recteur de l’Université Notre-Dame du Kasayi, à Kananga (2010-2018). Professeur d’exégèse veterotestamentaire et d’hébreu biblique à l’Université Catholique du Congo (Kinshasa) depuis 1998, et Directeur du Centre d’Etudes des Religions Africaines depuis 2019. Docteur honoris causa en théologie de l’Université Laval (Canada, 2018).
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« Dieu ne dort pas ». La résilience africaine face au Covid19
1. Pas d’hécatombe en Afrique
La pandémie du coronavirus a mis à nu non seulement la porosité des frontières nationales dans un monde globalisé, mais aussi la fragilité des organisations humaines. L’on s’est rendu compte que même les sociétés réputées solides et vantées pour leur capacité d’anticipation et leur réactivité efficace, ont été prises au dépourvu, étalant du coup des faiblesses surprenantes. Comme dans la fable de Jean de la Fontaine – Les animaux malades de la peste -, nous pouvons dire : « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». Tous les pays ont été affectés, certes à des degrés divers. Curieusement, l’Afrique dont on craignait l’hécatombe, a mieux résisté que les autres continents.
Cette crainte était nourrie par « l’afro-pessimisme » occidental et des préjugés négatifs séculaires. Ce pessimisme crée dans l’esprit des Africains le sentiment d’être nés pour la pauvreté et la misère; et dans la tête des Occidentaux l’assurance d’être des porteurs de solution, des bienfaiteurs. Mais derrière tout cela, il faut dénicher l’idéologie sous-jacente, ainsi que le bénéfice que certains en tirent, en termes d’intérêts et de pouvoir.
En tant que théologien, cette attitude m’a fortement choqué: l’Organisation mondiale de la Santé qui, la première, a exprimé cette crainte alors que la pandémie était à ses débuts, a d’emblée vu l’Afrique comme un continent de malheurs. Comme d’habitude. Il s’agit là d’un cliché entretenu, qui a fini par « contaminer » tout le monde, y compris les Africains eux-mêmes.
Le contraste avec le regard « innocent » que Dieu, dans la tradition biblique, porte sur la création est saisissant. En effet, en Genèse 1,1-2,3, par sept fois, tel un refrain, Dieu, jetant son regard sur ce qu’il créait, vit que tout était bon, alors même que la création, dès l’origine, renferme des facteurs qui peuvent entraîner des catastrophes: tempêtes, foudre, monstres marins, fauves, etc. (cf. Job 40,15-32). Le regard de bonté que Dieu porte sur l’ensemble de la création est un regard engagé: Dieu prend parti pour cette création destinée au salut. Car son projet ne vise pas le malheur, la destruction, mais le bonheur, la rédemption. Ce regard positif est également celui de Jésus face au malheur, à la maladie, au péché. Pour lui aussi, l’homme est promis au salut (cf. Lc 4,14-21).
Et voici: les prévisions catastrophistes des uns et des autres ne se sont pas réalisées: il n’y a pas eu hécatombe en Afrique suite au Covid19. Des questions ont fusé de partout: « comment cela est-il possible ? ». La réponse des croyants populaires, ceux qui ne pratiquent pas la théologie savante, mais qui vivent de la foi, s’énonce ainsi : « Dieu ne dort pas » (en lingala : « Nzambe alalaka te »). C’est l’expression que l’on utilise habituellement lorsqu’un quidam échappe à une dure épreuve sans aucun mérite de sa part. Que nous révèle cette pandémie? Beaucoup de choses, sans doute. En m’appuyant sur le contexte de la République Démocratique du Congo, je me limiterai à trois thématiques: la fragilité humaine, la solidarité et la résistance.
2. Prendre conscience de la fragilité humaine et cosmique
Au lendemain de la première guerre mondiale, Paul Valéry avait écrit ces mots : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »[1]. Au début de la pandémie du Covid19, les scènes d’enterrement collectif aux États-Unis d’Amérique ou encore de longs cortèges funèbres de camions militaires en Italie, transportant quotidiennement plusieurs dizaines de cercueils, ont fini par révéler l’égalité des êtres humains devant le désastre et la mort. Fragilité humaine universelle et ontologique.
[1] P. Valéry, La crise de l’esprit, suivi de Note (ou l’Européen), Paris, Éditions Manucius, 1919.
Prendre conscience de cette fragilité au niveau individuel, communautaire, jusqu’au niveau de la création entière, n’est pas un acte de résignation ni de culpabilisation. C’est un acte de lucidité, de foi et d’espérance. La figure biblique de Job va nous permettre d’expliciter ce propos[2]. Face à des malheurs accumulés, Job ne cède ni au rejet de Dieu ni à l’auto-culpabilisation. Il ne cherche pas un bouc émissaire, alors que le réflexe, devant un grand malheur, est de se demander: Qui a causé cela? Pourquoi moi? Qu’ai-je fait au bon Dieu pour mériter cela?
Devant ses amis venus lui rappeler la doctrine traditionnelle de la rétribution temporelle qui affirme que le méchant est puni, et le juste récompensé par Dieu (Jb 4,7-8 ; 8,8-13 ; 8,20 ; 11,20); et que par conséquent, s’il souffre, c’est qu’il a péché, Job qualifie leur discours de « paroles en l’air » (Jb 16,3) et les traite de « consolateurs désolants » (Jb 16,2); « médecins de fantaisie » (Jb 13,4).
Partant de sa propre expérience et de l’expérience courante, il trouve que plusieurs personnes souffrent, parfois injustement, sans pourtant être coupables (Jb 24,2-12). Ce qu’il faut, c’est se mettre à leurs côtés, être solidaire. D’où la nécessité de l’engagement aux côtés de ceux qui souffrent, surtout les plus délaissés.
La pandémie du Covid19 qui nous a éveillés à la conscience de notre finitude personnelle et collective, nous engage à prendre soin de nos corps pour protéger l’humain et la vie. En infectant les corps humains, indistinctement, le coronavirus a montré que nous sommes tous égaux, logés à la même enseigne. Le virus ne choisit pas, et la protection de tous dépend de la responsabilité de chacun: « je me protège pour protéger les autres ».
[2] Je me réfère aux analyses pénétrantes de G. Gutierrez, Job. Parler de Dieu à partir de la souffrance de l’innocent, Paris, Cerf, 1987.
L’égalité expérimentée face au même danger appelle à considérer l’humanisme comme socle de la politique pour une vie bonne. « L’humanisme désigne ce qui doit être accompli de bien et de juste pour tous les humains et pour tout un chacun afin de garantir la fonction du vivre-ensemble sur la Terre: la pérennité de l’homme et de la vie[3]».
[3] E. M. Banywesize, « Penser l’humanisme universal comme pilier de la politique pour la vie. Réflexion sur le Covid-19 », in Congo-Afrique, n° 546 (juin-juillet-août 2020), 581-596.
3. Être solidaires: l’esprit Ubuntu
L’une des leçons de cette pandémie est le rappel de la communauté de destin: les destins locaux dépendent du destin global de la planète; et celui-ci, à son tour, dépend des dérèglements locaux, qui peuvent déclencher des réactions en chaîne. La vérité mise à nu par la pandémie, selon laquelle notre vie et la santé de notre corps sont liées à celles des autres êtres humains et de tous les vivants rejoint l’humanisme africain appelé Ubuntu. Ce terme, vulgarisé par Desmond Tutu et Nelson Mandela, mais qui est le soubassement de la culture de l’Afrique subsaharienne, tient à l’ouverture du sujet à tous les humains dans leurs diversités, faisant coïncider fraternité, solidarité et responsabilité. Pour cette philosophie du « Je-Nous », les humains sont liés les uns aux autres, ils sont interdépendants[4].
[4] Sur Ubuntu, on peut lire, entre autres : F. Munyaradzi Murove, « L’Ubuntu », in Diogène, n. 235-236 (2011), 44-59 ; J. Mbayo Mbaio, Bumuntu ou la culture de l’excellence. Vol. 1 – Les prolégomènes; vol. 2 – La praxéologie, Louvain-la Neuve, Academia-L’Harmattan, 2017 ; Mungi Ngomane, Ubuntu – Je suis car tu es. Leçons de sagesse africaine, Paris, Harper Collins, 2019; Kaumba Lufunda Samajiku, Comprendre Ubuntu. R.P. Placide Tempels et Mgr Desmond Tutu sur une toile d’araignée, Paris, L’Harmattan, 2020. Voir aussi le numéro thématique des Cahiers des Religions Africaines. Nouvelle série, vol. 2, n. 4 (décembre 2021).
Dans l’Ubuntu, chaque Tu rappelle au Je sa dignité et vice versa: « Je suis parce que nous sommes»; « Nous sommes grâce aux autres »; « Toute personne n’est personne qu’à travers d’autres personnes ». Ces expressions ont la particularité de poser la solidarité aux fondements de l’anthropologie: il s’agit, en réalité, de « faire humanité ensemble »[5].
Certes, on ne peut pas souffrir à la place de l’autre ni sentir sa souffrance. On ne peut pas se mettre dans la peau de celui qui souffre. On peut néanmoins compatir et agir. La souffrance appelle à la solidarité humaine, car ce qui arrive à mon prochain peut m’arriver également, et cela me touche. « Bukuate mutu mbukuate nshingu », dit un proverbe luba (littéralement: « ce qui a atteint la tête, atteint également le cou »). Cette métaphore de différents membres du corps humain est utilisée par Saint Paul pour parler de la solidarité et de la complémentarité dans la communauté (cf. 1Co 12,12-30).
Des solidarités ont été exprimées et vécues en profondeur pendant cette pandémie, illustrant pour les chrétiens l’application de la loi de l’amour du prochain. En République Démocratique du Congo, les dons passaient le plus souvent par les Églises, toutes confessions confondues, considérées comme des institutions crédibles, dont la mission est d’être aux côtés de ceux qui sont en détresse.
[5] Souleymane Bachir Diagne, « Faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre », in Présence Africaine, n. 193 (2016), 11-19.
4. Résister et boire à son propre puits
Face à cette pandémie, des suspicions sont allées dans tous les sens. Pour certains, ce serait un projet initié dans un but précis, celui de réduire la population mondiale, africaine en particulier. Ainsi, en République Démocratique du Congo, ce virus venu d’ailleurs et importé par des gens aisés habitués à voyager, est dénié par les milieux populaires qui rejettent les mesures sanitaires jusqu’à la vaccination. En effet, les mesures de distanciation sociale et de confinement ont du mal à passer dans une culture où la vie communautaire joue un rôle important et où les activités quotidiennes se déroulent dans des espaces ouverts. Ces mesures ne cadrent pas non plus avec les codes culturels et le mode de vie. Plusieurs éléments culturels constituent des freins au confinement total et autres gestes barrières. Le rituel funèbre a été bouleversé et cela a été difficile à suivre, dur à vivre. Le rituel africain du deuil (veillées, accompagnement de la famille et de la communauté) permet aux familles éplorées d’éviter la dépression et de se sentir consolées grâce à la présence des proches. Les cérémonies de mariage également ne se conçoivent pas sans la présence des membres de la grande famille, des voisins, des amis et de certains acteurs.
Cette fois, la plupart des Africains ont rejeté non seulement le « discours » venant de grandes puissances, mais aussi les « solutions » proposées. Ils ont cherché des alternatives dans les ressources propres, en se tournant vers la terre nourricière. D’où le recours massif aux plantes diverses pour faire des tisanes, des concoctions, ou des inhalations. Des plantes comme le Kongo bololo (vernonia amygdalina), le mbulukutu ou d’autres ingrédients censés renforcer le système immunitaire ont été abondamment utilisées. Une véritable ruée vers les plantes médicinales sauvages, dons de Dieu et savoir légué par les ancêtres.
Nous avons été ainsi témoins d’une réelle créativité, qui a permis même aux scientifiques congolais de proposer des traitements dont certains sont aujourd’hui reconnus (Doubase C, Manacovid fabriqué à base de plantes médicinales locales). La crise a donc poussé à l’inventivité, à l’innovation en proposant des solutions africaines.
5. Mourir fait partie de la vie
Pour les chrétiens congolais, cette pandémie a rappelé que l’homme n’est pas le maître de la vie, conformément à ces mots du Psaume 89, 12: « Apprends-nous la vraie mesure de nos jours». La culture africaine n’a jamais eu la prétention prométhéenne d’évacuer la mort de l’horizon humain. Et l’on s’étonne de la surmédiatisation de la pandémie du coronavirus, moins meurtrière que la guerre à l’Est de la République Démocratique du Congo, la famine et la malaria qui sévissent plus fortement et fauchent plus de vies humaines.
Depuis quelques années, sans doute sous l’influence des Églises évangéliques, dans les prières tant publiques que privées, on invoque Dieu en l’appelant « Maître des temps et des circonstances ». Ce titre affirme la place de Dieu dans l’histoire des hommes et invite le chrétien à consentir à la finitude. L’échec, la maladie, la mort font partie de la condition humaine. Pour le chrétien cependant, ils ouvrent à l’espérance, car l’être humain est créé pour le salut, pour la Vie, et que le-Fils-de-Dieu-fait-homme a traversé lui-même la passion et la mort pour accéder à la Vie sans déclin.
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